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In a two-months trip across Eastern Europe that will bring her from Berlin to Istanbul, the musician Blanche Baillargeon will explore the parameters of creativity by composing a musical notebook.

Blanche Baillargeon

The articles are published from the most recent to the older – The journal is in french only (sorry for the inconvenient)

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Au cours d’un parcours de deux mois en Europe de l’Est qui m’emmènera de Berlin jusqu’à Istanbul, je tenterai d’explorer les paramètres de la créativité en composant un carnet de voyage musical. Mon projet s’appuie sur deux fondements inhérents au voyage : le mouvement et le déséquilibre, l’hypothèse voulant que d’eux, peut naître une nouvelle forme d’inspiration.

Budapest, Sarajevo, Belgrade, Sofia, Dubrovnik et bien sûr Istanbul se trouveront sur ma route, comme de plus petites villes où musique et musiciens foisonnent; par ailleurs, je ne voyagerai qu’en train, car il m’intéresse d’explorer leur univers particulier. J’enregistrerai sons et musique pour documenter l’espace sonore des endroits visités. Au retour, de nouvelles compositions directement issues du voyage feront l’objet d’une prestation dans les locaux de la SAT. D’ici-là, vous pourrez me suivre régulièrement en sons, en mots et en images au moyen d’un blogue publié dans ces pages.


15 novembre 2008, Istanbul

Il ne reste plus qu’une semaine. Les activités se bousculent, l’horaire se charge : il y a tant à voir et à faire, ici. Il y a pratiquement un concert par soir, et les journées se tricotent de promenades dans les plus beaux palais d’orient, les marchés, les quartiers éloignés, les excursions en bateau sur le Bosphore, la visite de musées.

Je laisse quelques photos: Istanbul, ça ne se raconte pas, ça se goûte, ça se sent.

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Marchand de légumes. Voilà une image qui goûte et sent quelque chose!

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J’ai croisé ces enfants pendant une promenade dans Fatih, un quartier résidentiel plutôt pauvre. Les enfants, toujours, c’est incroyable à photographier.

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Femme dans un marché de Fatih.

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Femme anonyme marchant derrière son mari sur la rue la plus bourgeoise et laïque de la ville, Istiklal Cadesi. C’est beaucoup de noir dans toute cette couleur.

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Ça, c’est l’indicatif du camion qui vend du gaz propane toute la journée à travers la ville. C’est totalement incongru d’entendre, à répétition, ce bout de musique.

Cette ville, je la goûte donc le mieux que je peux. Elle a beaucoup à donner pour qui ouvre ses yeux et ses oreilles. Elle n’est pas que belle, et elle est très dure. J’en vois chaque jour un portrait différent. J’imprime dans ma mémoire ses odeurs, ses saveurs, ses sons.

Inconsciemment, pendant que je profite du temps de liberté qu’il me reste, l’idée du retour fait son nid dans ma tête. Se dessine un fantasme : celui de moi, toute seule, à Montréal, devant mon piano, ou avec ma contrebasse. Comme Virginia Woolf l’a si bien écrit, il faut pour créer «une chambre à soi». J’en arrive au point où cette chambre à moi m’appelle comme la terre promise. J’appréhende mon retour pour mille et une raisons, mais j’ai hâte de retrouver la bulle qui est la mienne et qui, assurément, m’a attendue pendant deux mois.


10 novembre 2008, Istanbul

Sincèrement, alors que je m’installe pour écrire, je me rends compte que je ne sais pas trop quoi dire à propos d’Istanbul. Je pourrais mettre des photos, des sons, parler de la beauté, des gens, mais au fait, il s’agit plutôt d’un énorme bordel qui grouille, vibre, transpire, exulte, que d’un ramassis de détails. C’est particulier ici parce que ça change tout le temps. Pas un matin depuis que je suis ici je ne me suis levée avec la même impression. C’est à la fois inspirant et étourdissant : cette ville est insaisissable. Jusqu’à la couleur de l’eau qui n’est jamais la même. Cette ville, c’est en quelque sorte le mouvement lui-même.

Tout cela pour dire, peut-être, que je n’en reviens jamais, et aussi que j’y suis bien. Je bouge dans ce mouvement avec facilité.

Plus concrètement, la fin de semaine qui vient de passer a été très intense. Il y a le soir, sur Istiklal Cadesi et les petites rues adjacentes, une mer de monde, et ce n’est pas un euphémisme. Je m’y suis promenée et y ai entendu une telle concentration de musique que j’en suis restée stupéfaite. J’avais beau savoir… C’est inouï.

Au Badehane, un bar fabuleusement sympathique, j’ai fait la fête avec les turcs jusqu’au petites heures de la nuit. J’ai eu l’impression de mettre le doigt, enfin, sur ce que j’ai cherché depuis presque deux mois à travers 6 pays : la musique sans compromis.

Ce lieu est de toute façon clairement l’endroit où il me faut passer du temps. Selim Sesler y joue chaque mercredi, et le groupe du jeudi (the Native Project) vaut le recommencement.

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Extrait de la fête, jeudi dernier

Il me reste deux semaines, le temps court devant moi. J’ai déjà un programme chargé pour les jours qui viennent. De retour bientôt!


6 novembre 2008, Istanbul

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Je suis assise avec un café dans la rue. Il fait soleil. Juste à côté, on joue au backgammon. Bruits des dés, voix des passants, cris des marchands. Et l’appel à la prière du matin résonne longuement. Le minaret est juste à côté.


5 novembre 2008, Istanbul

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Matin. Un soleil franc tombe sur la ville. Le Bosphore étale ses grandes ailes bleues dans toutes les directions. Une brume légère flotte sur la ligne incertaine de l’horizon. Dans les rues, passent les chariots de gaz propane, avec leur petite chanson d’appel. Les femmes qui habitent les derniers étages des immeubles font descendre de leurs balcons des paniers au bout d’une grande corde pour que l’épicier d’en-bas les leurs remplisse : petite danse de paniers volants dans la rue. Des marchands de jus frais broient des pommes grenade. Les enfants de l’école voisine crient et chantent.

Voilà ce que je vois d’Istanbul au moment où j’apprends qu’a été élu le premier président noir des Etats-Unis. Ici, pas de fête, pas de feux de joie, mais je vous jure que moi, sous le soleil radieux, aujourd’hui je fêterai la victoire du bon sens en buvant du café turc, heureuse et soulagée.


1er novembre 2008, Plovdiv

C’est le temps d’un premier bilan, à la veille de mon départ pour Istanbul, et donc de la deuxième étape du projet.

J’ai tenté l’hypothèse : du mouvement et du déséquilibre naît la création. Heureusement pour moi, elle s’est avérée plausible. J’ai réussi à accumuler, depuis un mois de vagabondage, des dizaines de petites mélodies et de rythmes que j’ai enregistrés et dont j’ai transcris les meilleurs.

Ces idées sont très brèves et très simples : composer sans instrument ramène au plus primitif. Elles sont le calque exact, sans intermédiaire et sans transformation, de la musique qui se joue, parfois, dans ma tête. Pour les entendre, j’ai provoqué le «muscle créatif» : d’abord en y pensant, le plus souvent possible (qu’entends-tu?), puis en faisant des séances d’improvisation vocale d’où sortait parfois quelque chose; le cas échéant, mon cerveau, lui, continuait de travailler tout seul et me donnait souvent, peu de temps après, la synthèse de ce que j’avais essayé de pondre sans succès.

Je constate aussi que l’échéance est un excellent provocateur d’idées. Depuis quelques jours donc, à Plovdiv, très probablement à cause de ce départ prochain vers la seconde moitié du périple, les idées se font plus fréquentes. Je suis en quelque sorte dans l’urgence de ramasser le plus de matériau possible avant de commencer la construction. Car à Istanbul, devant un piano, tous ces petits morceaux trouveront, du moins je l’espère, la place qui leur revient dans l’édifice d’une pièce à venir. Du bricolage, en quelque sorte.

J’ai eu plusieurs conversations avec des gens rencontrés sur la route au sujet de l’inspiration. Quand je leur parlais de mon projet, tous avaient soudain cette même interrogation : mais d’où ça te vient? Et Dieu venait tout de suite après.

Oui, Dieu. Je n’ai jamais mis de mot sur l’inspiration, et d’ailleurs, elle n’a pas qu’un seul visage… Elle est rarement facile… du moins pour moi. Ainsi donc, tout nous viendrait d’un coup, tout seul… d’où? D’ailleurs, d’en haut, du ciel, semble la réponse la plus facile, celle à laquelle les gens adhèrent d’emblée. Je ne sais pas si je suis prête à donner le nom de Dieu à cette chose. En fait, je ne le suis pas du tout. Le mot Dieu, pour moi qui suis athée, résonne comme une menace : à cause de ce mot, que de souffrance, que de bêtise. Par contre, l’idée de Dieu, que peut-être je nommerais plutôt Art, me va : en ceci que nous sommes les seuls artisans de nos vies, que nous sommes nous-même Création, et que nous tous mis ensemble, humains, est un tout extrêmement puissant dont l’individu peut puiser une «inspiration» qui ne vient pas que de lui.

Je vous laisse sur une de mes citations favorites :

“To achieve great things, two things are needed; a plan, and not quite enough time.” – Leonard Bernstein.

Tiens, et aussi :

“Toute création est une victoire sur la peur.” -Francis Ford Coppola

Qui a dit que c’était facile?


28 octobre 2008, Sofia

Je suis accueillie en Bulgarie par Kiril, un guitariste ami d’un ami de Montréal. Il est d’une gentillesse inouïe. Ensemble, nous avons chassé pendant trois jours notre gibier : nous sommes partis à l’assaut du pays dans une voiture louée pour trouver la musique bulgare. Vendredi soir, c’est Ivo Papasov que nous avons vu, dans la plus grande salle de concert de Sofia. Samedi, nous l’avons suivi jusqu’à Sliven, une petite ville de l’est du pays. Dimanche, nous avons rejoint Varna, sur le bord de la mer Noire, pour entendre Karandila, une fanfare gitane.

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Une fenêtre sur la mer noire, Varna

Que dire de tout cela? Encore une fois se bousculent dans ma tête trop d’images. En 48 heures j’ai eu droit non seulement à un aperçu assez complet de la musique bulgare, mais en plus à une infinité de moments spectaculaires et d’aventures inoubliables.

Ici, les gens dansent. Donnez-leur de la musique et soudain ils se prennent par la main et se mettent à danser cette danse très connue, qu’on trouve aussi en Grèce. Jeunes femmes en talons hauts, hommes à cravate, vieux et vieilles, enfants, tous la connaissent. À Sofia, dans la prestigieuse salle de concert où jouait Ivo Papasov, c’était spectaculaire à voir : tout soudain, à la fin du concert, la totalité de la foule qui se lève et qui envahit la scène comme une grande marée. Magnifique.

Nous sommes partis le lendemain matin avec cette voiture louée pour Sliven. Sept heures de route dans la campagne bulgare, dont plusieurs passées à traverser les montagnes dans un brouillard épais. J’ai eu très peur. En fait, il faut du courage pour prendre la route en Bulgarie, la plupart des gens n’ayant aucun scrupule (Kiril en est) à dépasser un gros camion dans une courbe sur une route étroite en pleine montagne dans le brouillard et la pluie. Je trouve absolument miraculeux d’être encore en vie.

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Le fantôme d’un arbre en mouvement dans le paysage défilant

C’était la fête à Sliven, avec feux d’artifices et tout. Nous avons vu une deuxième fois Ivo Papasov en concert (ce n’est jamais trop) et j’en ai profité pour danser, pas peu fière de mon talent (confirmé). Puis nous avons repris la route, de nuit, pour aller dormir à Varna. Je passe les détails de la deuxième traversée des montagnes sur une route à deux voies à peine assez large pour une voiture, sans lumières, sans indications, qui semble mener nulle part, et pour toujours. Même Kiril n’en revenait pas, c’est dire.

Nous avons passé le dimanche chez les parents de Kiril. J’ai été reçue mieux qu’une reine. En fait, je m’entends merveilleusement bien avec les bulgares, des gens rieurs, charmants, accueillants. Nous avons vu Karandila en après-midi, dans un parc où l’on donnait du vin pour contrer la grisaille automnale. Karandila est une fantastique fanfare de gitans. Ils sont franchement extraordinaires.

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Alors que je criais «bravo», enthousiaste, quelqu’un a dit «comment pouvez-vous dire bravo à de la musique de gitans». À quoi ma voisine, avec laquelle je sympathisais depuis un moment, a rétorqué que c’était de la musique des Balkans, point. Le tout m’a bien sûr été traduit par Kiril, et je suis restée estomaquée de constater que le racisme ici n’est pas un mythe du tout.

Je reste à Sofia quelques jours encore, avant de partir à Plovdiv, qui est sur la route d’Istanbul. Je dois encore, ici, regarder des films sur la musique que m’a prêtés Kiril, étudier un livre de mélodies traditionnelles bulgares qu’il m’a donné, visiter le ghetto gitan de Sofia. La Bulgarie, à date, m’est très clémente.

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Vestige de l’ère communiste: une des nombreuses vieilles voitures russes, toutes pareilles, des routes bulgares.


24 octobre 2008, Sofia

Depuis une semaine, je me casse les ailes à trop bouger.

Mostar-Belgrade-Timisoara-Bucarest-Sofia. Il y a en moi un bordel sans nom. Quarante heures de voyage en quelques jours, des milliers de visages, des dizaines de rencontres, un fouillis de réflexions pêle-mêle, des images qui marquent, des nuits de sommeil creux, tout cela qui tourne en moi dans un grand bruit, me laisse aujourd’hui vide et sans force. Tout court plus vite que moi, je me fais semer.
J’ai très hâte de poser mon sac quelque part. Je me sens tout-à-fait dépassée par l’Autour. Je broie de l’information comme je peux, mais c’est trop.
Cependant que, dans un ultime effort pour réorienter la direction que prennent les pensées qui courent à tout vent dans ma tête, j’ai réussi tout-à-l’heure dans un parc à en extirper un début de musique. Peut-être que c’est elle qui me manque tant, peut-être suis-je en train de découvrir qu’il n’y a qu’elle qui me calme.

D’une manière plus factuelle, je vais voir jouer ce soir en concert Ivo Papasov lui-même, un géant de la musique bulgare. Voilà qui devrait me donner de la matière à écouter, un exutoire, de la substance, quelque chose de solide. Un repos, quoi, avant de repartir demain sur la route, vers Varnas, pour voir Karandila Gypsy Brass Orchestra. Concert d’après-midi sur le bord de la mer noire : encore là, moments forts en perspective.

Vous aurez sûrement droit à quelques extraits!


22 octobre 2008, Bucarest

J’ai traversé la Transylvanie, de nuit, dans ce qui m’a semblé être un long tunnel noir. Moi et des visages inconnus, dans le quasi-silence, pendant dix heures, à subir les ralentissements, les arrêts, les détours d’un train roumain.

Sont venus s’asseoir à côté de moi trois personnages louches. Le plus vieux avait un chapeau de mafieux, deux yeux bleus très bleus, des dents un peu croches, une chemise bien propre et des souliers vernis. Le plus jeune avait les dents tout à fait croches, il m’a regardée, il m’a fait un grand sourire un peu trop grand avant de se signer trois fois très rapidement, ce qui m’a inquiétée. Le troisième était un gros homme qui faisait des demis-sourires et ne disait mot. Le plus jeune appelait le plus vieux patron. Ils n’avaient pour bagage que de grosses couvertes de laine et de petits sacs. Ils jettaient quelques coups d’œil sur les autres, et, à ce que j’ai pu voir, sur les bagages des autres, avec des airs de connaisseurs.

J’avais sur moi mon sac et toute ma vie dedans, donc j’ai acheté la paix en partageant avec mes trois voisins mon orange et des biscuits. Petit signe content du gros au demi-sourire, et conversation de sourd avec le patron – lui qui me parle en roumain, moi qui hoche la tête avec perplexité. Nous sommes devenus copains, dans le silence, et ils sont descendus au village suivant. Ils n’avaient somme toute rien de louche du tout.

J’ai dormi comme j’ai pu, et aux premières lueurs de l’aube, des arbres se sont dessinés à l’horizon, maigres branchages gris sur fond bleuté, enveloppés des brumes du premier matin. Je suis arrivée à Bucarest après 10 heures de voyage, et sur la gare et la ville tombaient les rayons dorés du plus bel automne.


14 octobre 2008, Sarajevo

La lune est pleine et trône tout en haut des montagnes de Sarajevo, splendide. Comme il y a plusieurs jours que je n’ai pas écrit j’ai besoin de faire un léger retour en arrière.

Vojin

À Belgrade, la veille de mon départ pour Sarajevo, j’ai pris un café avec Vojin, un producteur de musique traditionnelle serbe. Nous avions rendez-vous depuis le lundi précédent, où je l’avais rencontré dans une boulangerie par un hasard qui frôle le destin. Vojin est donc arrivé au rendez-vous avec des trésors auxquels je ne m’attendais pas du tout : une compilation de musiques serbes par région qu’il a conçue lui-même, une liste exhaustive des noms importants à connaître avec les liens vers leurs sites ou les sites les concernant; et finalement, il a répondu avec grâce à toutes mes questions pendant 40 minutes que j’ai enregistrées.

Cet homme est probablement le serbe le plus gentil et le plus souriant de tout Belgrade. Je suis sortie de là avec des munitions, des choses à apprendre, et une idée globale de l’état de la musique traditionnelle serbe.

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«What does mean typical gypsy music? It is maybe different arrangements but you can hear there greek songs, hungarian songs, serbian songs, it’s all a part of the same organism. Balkan is a huge ever pulsing organism, a heart which has influences from many sides.»

Le train

Le lendemain, j’ai passé la totalité de ma journée dans le train vers Sarajevo. J’y ai vécu tout ce qu’on dit qu’on y vit : des rencontres, du stress (le retard exagéré du premier train compromettait ma correspondance, bien sûr), et du bonheur. J’adore le train. Le deuxième, entre un petit village de Croatie et Sarajevo, n’avait que trois wagons. J’ai partagé mon compartiment avec une bosniaque chef d’orchestre, comme quoi vraiment, quand on cherche la musique, on la trouve partout… J’ai regardé le paysage changer : très plat dans le nord de la Serbie, il s’est transformé aussitôt passée la frontière bosniaque. Des montagnes se sont mises à pousser dans le jour tombant.

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Paysage impressioniste de la campagne bosniaque, vu de la fenêtre sale du train

J’ai vu deux coqs se promener tranquillement sur la voie ferrée adjacente, des paysans travailler, des hommes à vélo sur des petites routes de terre, des amoncellements de voitures échouées, des petites maisons toutes pareilles, avec leurs toits rouges. J’ai dormi, j’ai eu des idées, j’ai enregistré des choses. Je suis arrivée à Sarajevo dans la noirceur, sans rien voir de ce qu’elle peut être belle.

Sarajevo

Car belle, elle l’est, cette ville! Il est difficile d’imaginer qu’on ait pu vouloir la détruire.
Elle est nichée au creux de grandes montagnes. Chaque matin, un épais brouillard la couvre, puis se lève tranquillement, jusqu’au milieu de l’après-midi. Et plusieurs fois par jour, résonne dans toute la ville l’appel à la prière : 80% de la population est musulmane ici, les mosquées ont poussé comme des champignons après la guerre. L’appel du matin, très tôt, est le plus frappant, immense, gigantesque, si puissant qu’on dirait que la planète Terre entière se réveille. Exactement en même temps, le soleil se lève derrière les montagnes. C’est un spectacle grandiose.

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Je baigne dans un tout autre monde, m’imprègne de l’énergie particulière qu’il y a ici, à la fois vibrante et pleine de mémoire. Je me promène dans les collines où s’entassent les maisons, pour la plupart rénovées, qui ont été durement touchées pendant la guerre. Parfois j’aperçois dans une cour, ou près d’une mosquée, un petit cimetière improvisé où toutes les tombes ont la même date. Ils sont toujours un peu abrités, par des arbres, par des murs : ainsi les gens évitaient de se faire tirer dessus quand ils enterraient leurs proches.

La guerre est partout et nulle part à la fois : on est tout de même bien, dans cette ville, elle a quelque chose de doux, d’apaisant. C’est difficile à expliquer.

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Oiseau qui vole pour la photo, centre-ville de Sarajevo

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Homme et son café devant une mosquée

Pour finir

Extrait de mon carnet de voyage, dans le train:

Le train est définitivement arrêté. J’attends. Quand rien ne bouge autour, il faut forcément que quelque chose bouge à l’intérieur de moi. C’est peut-être pour cela que le voyage est si confortable pour le penseur paresseux : tout change, toujours, autour… alors que par exemple la méditation, ce «voyage vertical», est beaucoup plus demandante.

Je suis une bonne spectatrice du paysage défilant. Quand il stagne, il faut qu’en moi le mouvement s’amorce. Et c’est probablement la base même du projet que je suis en train de réaliser : bouger pour qu’ensuite quelque chose en moi réagisse, réponde à tout ce qui m’est offert.


7 octobre 2008, Belgrade

Le voyage en train, Budapest-Belgrade, s’est passé comme un charme, avec la tombée du jour sur les champs serbes, un ciel orange à perte de vue. Je suis le plus bel automne : à mesure que je vais au sud les journées se réchauffent, les feuilles, déjà partiellement tombées à Berlin probablement, tiennent ici encore aux arbres, un peu jaunies. Belgrade est clémente, il fait beau et chaud. Faites quelques centaines de bornes et tout change, le climat, les gens, la langue, le paysage.

J’ai passé la journée à observer les serbes, un à un, dans la rue. Dans leur regard il y a beaucoup de choses : de la fierté, de la force, de la tristesse, de la colère, de la violence, de l’indépendance, de l’orgueil, de la beauté, de la volonté. Quant à leur langue, c’est comme un vol d’oiseaux au-dessus de la mer : ça vole vite, bien, et ça prend dans le vent.

J’ai trouvé un piano. C’est une jeune fille qui a eu la gentillesse, dans une école de musique, de me «prêter» une heure sur ses propres heures de pratique. Souriante, elle s’est présentée en m’expliquant que son nom signifiait «beauty» en anglais.

J’ai joué pendant une heure et, comme d’habitude, j’ai été à la fois soulagée et heureuse de pouvoir réellement «produire des sons» et cependant terrifiée par ma quasi-certitude de n’avoir rien à faire là vu que l’essentiel de ce qui en résulte est d’un ordinaire consommé. J’en suis sortie avec l’impression d’avoir énormément de travail à faire et de devoir trouver un piano plus souvent.

Dehors, une fenêtre ouverte donnait sur une classe de jazz dans laquelle un quintette s’exécutait devant les autres élèves. Je suis restée là pour observer le professeur qui, tranquille, les bras croisés, les regardait d’un œil sévère en fumant une cigarette. Tout le monde fume ici, dedans, dehors, on dirait les années soixante-dix.

Il est extrêmement difficile pour moi de dire tout ce qui me passe par la tête depuis quelques jours. Je regarde les gens et je pense que tous ceux qui ont plus de 15 ans ont vécu la guerre, un peu comme, au Chili, j’évaluais l’impact de la dictature sur les gens selon l’âge que je leur donnais. Je trouve aux serbes un air sévère, mais quel autre air peuvent-ils avoir? Je n’ai que de trop maigres notions de l’histoire yougoslave mais j’en ai assez pour savoir que les 20 dernières années ont été difficiles (ce doit être un euphémisme) et qu’ils en sortent à peine, s’ils en sortent. Pour la première fois une sorte de malaise étrange me donne l’impression de ne pas avoir le droit de me prononcer là-dessus : je ne sais rien, je n’en saurai jamais rien. Je suis une occidentale choyée, libre, riche.

À Budapest, une conversation très politique avec un jeune hongrois m’a appris que la fierté nationale, c’est une chose typiquement québécoise. Pourquoi, pour qui, pour quel avenir se battre? Moi devant lui, avec mes grands idéaux, j’ai l’air d’une princesse qui du haut de la tour de son château fait des plans pour le bon peuple.

Comment trouver l’équilibre entre le plaisir de voyager, de voir du neuf, de partir à l’aventure… et la simple conscience?

Il n’y a que des choses un peu tristes qui sont sorties du piano, aujourd’hui. Je pense à mon amie Betty qui m’a dit ceci: les serbes sont comme les roseaux: ils plient, mais ils ne cassent pas.


4 octobre 2008, Budapest

Vous êtes dans la rue. Vous marchez. Vous voyez le monde tel qu’il est, les gens tels qu’ils sont. Vous entendez les bruits communs, les conversations, la circulation, les bruits de pas. Vous faites partie du monde.

Mettez-vous de la musique. Vous sortez du monde: vous êtes dans un film. Le monde se colorie.

Tout-à-coup, c’est beau.

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Ce deuxième extrait (n’est-ce pas que l’image est plus belle?) vient d’un groupe entendu samedi matin au salon de la musique de Budapest. Ils ont joué sans arrêt pendant presqu’une heure, et c’est en réécoutant leur musique ensuite que je me suis rendue compte de la vitesse à laquelle ils jouent: ça semblait tellement facile que je n’y avais pas prêté attention… Voilà donc un quatuor à corde «typique», contrebasse, alto, deux violons, plus une clarinette.

Je quitte lundi pour Belgrade, et c’est avec un peu de tristesse, tant cette ville est riche, riche de sons, riche de gens, riche de couleurs. Mais il faut bouger… L’idée n’étant pas d’être confortable mais plutôt d’explorer le déséquilibre.


1er octobre 2008, Budapest

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C’est une vraie merveille. Buda est toute en montagnes, et Pest s’étend devant elle, étincelante. Entre les deux, l’immense Danube, bleu, oui, c’est tout ce qu’on en a déjà dit. Outre la beauté, c’est le regard des gens sur moi qui change et qui me surprend : j’y trouve beaucoup de franchise. Enfin c’est un peu de tout qui a changé entre Berlin et Budapest; l’air ne se respire pas de la même manière ici. Je suis ravie pour tout dire, totalement émerveillée par ce que je sens de la ville au premier contact. J’écoute la langue comme une nouvelle musique, je n’y comprends rien, mais elle sait chanter. Je m’accroche aux mots connus comme à des bouées, et j’adore les dire. Oui, merci, pardon, bonjour : igen, köszönöm, bocs, szia.

Tranquillement, mon inconscient commence à travailler pour moi, de pair avec mon idée: des petites mélodies me trottent dans la tête, en marchant, dans le bus, à l’aéroport, en faisant des courses, en grimpant une montagne. Je les enregistre toutes, très peu sont dignes d’attention, mais elles forment tout de même une sorte de bande sonore du voyage, une musique de film qui colle aux images qui me passent sous les yeux. J’imagine qu’avec un piano (comme je rêve d’un piano ou d’une contrebasse) certaines d’entre elles se compléteraient, deviendraient musique. En attendant j’essaie de ne pas en perdre une.

Entendu dans un passage piétonnier souterrain, ce musicien. Très typique!

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27 septembre 2008, Berlin

C’est à Berlin que le dépaysement commence à me gagner. C’est une ville du monde, difficilement classifiable, sans centre-ville réel, où les rues, larges et pleines d’arbres, construisent des quartiers vivants où les gens s’entassent dans les cafés. Cette ville me semble immédiatement, par opposition peut-être à Paris d’où j’arrive, construite à l’échelle humaine. Il y a quelque chose qui vibre, qui vit, qui respire aussi : une certaine liberté d’être, je pense. C’est donc tout ce qu’on en dit, tout ce qu’on en pense : une ville marginale, du moins pour l’instant.

Par un heureux hasard, ou plutôt par l’aide d’amis qui vivent à Berlin, j’ai rencontré Nevzat hier, un membre de l’immense communauté turque – arrivée en grande partie à Berlin après la guerre pour reconstruire la ville. Nevzat nous a fait passer une nuit turque, nous a conté sa vie, nous a joué sa musique, et nous a emmenés jusque dans le plus turc des restaurants où un groupe jouait. Premier constat : je n’ai pas l’air turque du tout. Deuxième constat : l’usage du synthétiseur est toujours aussi déplorable qu’inévitable quand le «folk» revêt sa robe «pop». Troisième constat : qu’en dire exactement… Je suis déjà les deux pieds dans le voyage, totalement ébahie de le voir se mettre au monde presque malgré moi, totalement ébahie de voir mon projet se balader sans moi dans les airs, se laisser raconter dans toutes sortes de langues, se laisser palper par toutes sortes de points de vue… Il y a les enthousiastes, il y a les sceptiques, et moi qui suis tout-à-fait les deux, à la fois enthousiaste et sceptique. Ceci dit l’idée qui prend forme, soudainement, sans moi, m’étonne… Nous serons donc deux, finalement, à faire ce voyage : moi et elle, et j’espère que nous nous entendrons bien.

La musique de Nevzat, jouée dans un café hier soir pour un public intime. C’est le poème d’un prisonnier turc à sa mère. «Mère, les étoiles se déposent dans tes cheveux, laisse-les-y…» Traduction libre, évidemment.

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Quelques jours encore ici à explorer la ville sous un soleil plus que radieux, puis c’est Budapest qui m’attend et là-bas, il n’y aura plus de traduction, si libre soit-elle, qui tienne : je ne comprendrai plus rien. J’ai hâte.


23 septembre 2008,
Paris

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Station de métro quand il ne s’y passe rien. Puis, bientôt, le train qui s’annonce, qui arrive, le chaos des gens qui entrent, qui sortent, et moi qui pars : le mouvement qui s’amorce. En l’attendant, j’interroge le silence et me rends compte qu’il est plein d’idées. C’est rassurant. Il suffit peut-être de réserver toujours, à l’intérieur de chaque seconde, un peu d’espace pour elles: alors elles viennent, comme des trains, en sortant bruyamment d’un tunnel noir, exubérantes.

Je quitte pour Berlin dans moins de 48h, c’est donc le vrai début du projet. À tous, bonne lecture, et à moi, bonne chance!


L’oeuvre d’avant le départ, 10 septembre 2008

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Le Beau Bordel, stylo sur serviette de table, collection particulière


Diplomée de l’Université de Montréal en interprétation jazz en 2007, Blanche Baillargeon est bassiste et contrebassiste. Depuis plusieurs années, elle travaille comme instrumentiste auprès de plusieurs artistes (DJ champion, Marco Calliari) et au sein de divers groupes (Christine Tassan et les Imposteures, Mimosa). Par le biais de ce projet, elle poursuit une démarche en composition entamée depuis de nombreuses années.
Ce projet bénéficie d’une bourse en recherche et création du Conseil des arts et des lettres (CALQ) et d’une résidence à la Société des arts technologiques
(SAT).

Collaborateurs (musiciens):Alexis Dumais (piano), Lysandre Champagne (trompette), Marton Maderspach (percussions), Benoît Paradis (trombone), Tonio Morin-Vargas (batterie)

Collaborateur technique: Bruno Pucella

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Diplomée de l’Université de Montréal en interprétation jazz en 2007, Blanche Baillargeon est bassiste et contrebassiste. Depuis plusieurs années, elle travaille comme instrumentiste auprès de plusieurs artistes (DJ champion, Marco Calliari) et au sein de divers groupes (Christine Tassan et les Imposteures, Mimosa). Par le biais de ce projet, elle poursuit une démarche en composition entamée depuis de nombreuses années.
Ce projet bénéficie d’une bourse en recherche et création du Conseil des arts et des lettres (CALQ) et d’une résidence à la Société des arts technologiques
(SAT).

Collaborateurs (musiciens):Alexis Dumais (piano), Lysandre Champagne (trompette), Marton Maderspach (percussions), Benoît Paradis (trombone), Tonio Morin-Vargas (batterie)

Collaborateur technique: Bruno Pucella

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