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L’hybridation pour une création de nouvelles possibilités artistiques et expérientielles

Cette section fait partie du dossier Explorer le futur des performances connectées à travers l’hybridation des espaces.

Par Alexandra Marin, Claire Paillon, Manuel Bolduc, Marek Blottière, Guillaume Riou, de l’équipe de l’innovation de la SAT

Durant la pandémie de la COVID-19, les activités culturelles ont été perturbées permettant à une nouvelle offre de se développer grâce à l’utilisation de diffusions vidéo, de plateformes sociales en ligne et d’expériences virtuelles empruntant aux codes du jeu vidéo. Ces nouveaux modes de diffusion ont compensé la forte réduction de l’offre culturelle in situ.

Après un retour à une normalité relative, la plupart des offres culturelles en ligne n’ont pas été renouvelées, celles-ci n’ayant su offrir une solution de rechange convenable à une offre traditionnelle.  Dans les arts vivants, plusieurs spectateurs n’ont su être convaincus de ces nouveaux formats soulignant « une perte d’intimité avec les interprètes » ou encore « la perte de sens de communion avec les autres spectateurs » avec les formats en ligne proposés (Synapse, 2023).  

Néanmoins, le retour en salle ne s’est pas déroulé comme prévu surtout dans le secteur des arts vivants. La pandémie a profondément modifié les habitudes de consommation culturelle des spectateur·rice·s, rendant difficile le renouvellement des publics dans les modalités prépandémiques. De plus, des contraintes supplémentaires se sont ajoutées dans les dernières années, telles que l’augmentation continue des coûts de production et l’impact environnemental des tournées, une préoccupation désormais inévitable. En ce qui concerne les expériences en ligne, le manque d’offres convaincantes laisse perplexe et la difficulté à déployer ces expériences les rend peu attrayantes pour ceux  et celles qui les conçoivent.

Comme nous l’avons constaté ces dernières années, la généralisation de la diffusion culturelle en ligne a profondément transformé les pratiques de consommation culturelle et d’expérience artistique. L’un des défis actuels est d’imaginer de nouvelles formes de performances convaincantes qui combinent des nouvelles pratiques avec les approches traditionnelles. En réponse à ces observations, la SAT a lancé une initiative de recherche en collaboration avec Moment Factory, un studio de création multimédia basé à Montréal reconnu pour son expertise dans la conception d’expériences immersives. Nous pensons qu’une des voies prometteuses pour développer et renouveler l’offre culturelle est de réinventer les formes de communautés spontanées du public, sans que les spectateur·rice·s soient nécessairement présent·e·s dans le même espace physique que les performeur·euse·s. 

L’objectif de ce projet de recherche est d’explorer et d’expérimenter la création d’expériences artistiques hybrides, en abordant cette thématique du point de vue des espaces et performances connectés. Il nous paraît important de travailler à la conception d’outils technologiques et méthodologiques pour la création de ce type d’expériences afin d’en faciliter l’adoption et le déploiement pour les créateur·rice·s. Face à cette conjoncture, nous pensons qu’il est nécessaire d’y travailler aujourd’hui si nous désirons favoriser la collaboration entre artistes et créateur·rice·s géographiquement éloigné·e·s, poursuivre la circulation culturelle mondiale des œuvres et préserver une certaine physicalité aux performances. 

De la téléprésence à l’hybridation

La thématique de l’hybridation s’inscrit dans la continuité des travaux de recherche de la SAT sur la téléprésence. En effet, depuis plus de 20 ans, la Société des arts technologiques développe des expériences en téléprésence. La téléprésence peut être définie comme un ensemble de technologies permettant à une personne ou un groupe de personnes de se sentir présente dans un lieu distant.  

En 1999, un premier projet de téléprésence a été lancé à la Société des arts technologiques (SAT) sous l’initiative de Luc Courchesne et Monique Savoie, bien avant l’apparition des technologies de visioconférence désormais largement répandues telles que Zoom. Ce projet, intitulé Rendez-vous… sur les bancs publics, reliait l’Esplanade de la Place des Arts à Montréal et le Carré d’Youville à Québec, 24 heures par jour pendant deux mois. Ce projet a permis la création du programme de recherche Territoires Ouverts (2002-2005), qui a réuni une première équipe permanente de créateur·rice·s-chercheur·euse·s pour explorer les défis intrinsèques à la téléprésence, notamment le sentiment de coprésence à travers le contact visuel et l’expression du langage non verbal, la communication temps réel et la scénographie.

Dès 2005, la SAT se lance dans le développement de sa propre technologie de téléprésence, Scenic, qui permet, comme le laisse entendre son nom, de connecter par internet des scènes afin de cocréer et de produire des spectacles à distance. Initialement, Scenic était destiné à des usages spécifiques aux arts vivants.

En 2017, une initiative a été lancée pour connecter une vingtaine de lieux culturels des quatre coins du Québec grâce à la technologie Scenic, créant ainsi le plus grand réseau permanent de salles de spectacle au monde. Rapidement, plusieurs projets connectés ont vu le jour, tel que la performance Onirisme (Isabelle Clermont, 2019), le spectacle musical Isidore Remix (Guillaume Coulombe et Robin Servant, 2021) ou encore la pièce de théâtre Bluff réalisée entre Montréal, Rouyn-Noranda et Saint-Camille (Mireille Camier, 2022). 

Dernièrement, Scenic a été déployé pour des usages jusqu’alors peu explorés. Lors du festival Illumine Baie-Saint-Paul en 2022, la SAT, en collaboration avec l’artiste Louis-Robert Bouchard et son dispositif de graffitis numériques, a introduit une dimension innovante de collaboration à distance en permettant à des participants situés à Baie-Saint-Paul et à Québec de co-créer de grandes fresques colorées en temps réel. 

Une autre exploration est celle de l’improvisation à distance, qui a donné lieu à un match entre Rouyn-Noranda (Ligue Lalibaba, Petit Théâtre du Vieux-Noranda) et Gaspé (Ligue Improvisation Gaspé, Centre de Création Diffusion de Gaspé) en janvier 2024. Les éclats de rire partagés témoignent du succès de cette initiative où la téléprésence permet non seulement de connecter des ligues à distance, mais aussi de réinventer la pratique avec de nouveaux jeux grâce à l’ajout d’une dimension numérique.

Bluff, Crédit: Jules Delorge

Exploration de nouvelles formes de performance connectées  

Les travaux de recherche des dernières années portant sur l’immersion et l’interaction collective ainsi que le soutien aux productions de téléprésence ont ouvert de nouvelles voies artistiques et technologiques à explorer pour l’hybridation des espaces virtuels et physiques.

À partir du milieu des années 2010, l’utilisation croissante des moteurs de rendu visuels ou sonores spatialisés, dans de nouveaux domaines tels que les arts numériques, permet de créer des environnements numériques immersifs. On voit émerger des projets qui intègrent une dimension physique aux expériences et proposent une hybridation entre le virtuel et le réel. L’agencement entre virtuel et réel donne lieu à des collaborations multidisciplinaires notamment dans le monde de la musique, du cirque ou du théâtre. 

L’impact de cette hybridation se manifeste dans la manière dont les spectateur·rice·s interagissent avec les performances, favorisant une participation plus active, redéfinissant ainsi les limites traditionnelles de la scène. Par exemple, entre 2020 et 2023, un projet de recherche mené par la SAT en collaboration avec l’Orchestre symphonique de Montréal vise à capter un spectacle à la Maison symphonique de Montréal et à le reproduire dans un univers virtuel 3D pouvant être déployé en divers lieux, notamment dans un navigateur Web. L’objectif était de développer une expérience immersive sonore et visuelle dans laquelle les participant·e·s peuvent naviguer dans l’orchestre comme s’ils et elles étaient sur scène à la Maison symphonique, une expérience nouvelle pour le public qui ne pourrait vivre ceci autrement. 

En 2021, la SAT inaugure Satellite, sa plateforme webXR dédiée à la diffusion artistique, développée sur le métavers libre Mozilla Hubs. À travers ce dispositif, la SAT explore différentes configurations hybrides entre espaces physiques et virtuels. Par exemple, la pièce Présence d’Antoine Saint Maur réalisée dans Satellite propose une expérimentation en direct mélangeant différentes disciplines des arts de la scène: danse, musique, cirque et théâtre. Durant cette pièce, les acteur·rice·s holographiques rencontrent leur public virtuel qui est aussi présent grâce à leurs propres webcams.

Ces récents développements permettent d’imaginer une multitude de configurations encore inexplorées entre spectacles vivants et technologies offrant ainsi la possibilité de réinventer les performances et les expériences artistiques et de dépasser les contraintes physiques des scènes traditionnelles.

Crédit : SAT – OSM Satellite

Vers une première définition de l’hybridation des espaces  

Grâce aux expérimentations et développements récents réalisés notamment dans le cadre du projet sur l’hybridation menée par la SAT en collaboration avec Moment Factory, une nouvelle perspective a émergé, élargissant le concept de téléprésence vers l’hybridation des espaces. Ceci nous a permis de proposer une première définition de l’hybridation. 

Dans le cadre de performances artistiques, nous définissons l’hybridation en des termes généraux comme un processus de croisement entre des éléments techniques, sémiotiques et esthétiques hétérogènes visant la création de nouveaux éléments. Dans le cas spécifique de l’hybridation des espaces, ce croisement mène à la création d’un nouvel espace hybride intégrant plusieurs espaces différents, qu’ils soient physiques et/ou virtuels. L’hybridation des espaces implique que les acteur·rice·s ou les participant·e·s perçoivent la réalité résultant de la combinaison de différents lieux comme une nouvelle réalité unique, distincte de chaque lieu individuel. 

Portrait des possibilités futures 

L’hybridation des espaces ouvre des opportunités nouvelles pour la collaboration et les performances artistiques, en répondant aux défis actuels et futurs auxquels nous sommes confronté·e·s. À l’aube de la fin de notre première année de recherche sur cette thématique avec notre partenaire Moment Factory, un portrait plus clair des potentialités et des enjeux inhérents à ce type de format se dessine. 

À notre sens, le cœur de la démarche d’hybridation d’espaces doit porter sur la création d’un sentiment de télé-coprésence convaincant, c’est-à-dire perçu comme naturel et immersif, tant pour les interprètes que pour les publics. Pour les performeur·euse·s, le défi est de permettre à ceux et celles qui performent ensemble, autant localement qu’à distance, de se sentir comme s’ils et elles partageaient le même espace et la même performance. Ceci nécessite une intégration fluide des éléments visuels, sonores et haptiques. Pour le public, il est crucial de créer une connexion émotionnelle avec l’œuvre et avec les autres spectateur·rice·s, qu’ils et elles soient physiquement présent·e·s ou connecté·e·s à distance. Le sentiment de télé-coprésence est donc essentiel pour assurer la qualité de l’expérience hybride et donner un réel sentiment de partage et d’immersion. 

À cette fin, des interfaces interactives et des dispositifs permettant de créer une communication bidirectionnelle en temps réel peuvent être des solutions intéressantes pour améliorer l’expérience de télé-coprésence. Cependant, les enjeux technologiques liés à la réseautique et à la connexion ne seront jamais totalement supprimés. La latence, ainsi que la capacité de transmission de données entre lieux distants, resteront toujours des défis importants qu’il faudra adresser dans la conception d’expériences hybrides. L’utilisation judicieuse des nouvelles technologies de captation et de techniques d’analyse de données peuvent permettre la conception de mécanismes enrichissant les opportunités d’interaction pour les participant·e·s et les performeur·euse·s d’expériences hybrides tout en contournant certains enjeux de transmission réseau. 

Crédit: SAT

Une démarche collaborative nécessaire 

Cette première étape de recherche consistant à imaginer des expériences et des performances artistiques autour de l’hybridation des espaces met en lumière différents défis logistiques – notamment en termes de coordination et de collaboration. Ces défis soulignent l’importance d’initier les projets hybrides sous l’angle de la collaboration et de l’échange pour garantir un résultat cohérent et réussi. À cet égard, notre partenariat avec Moment Factory a permis d’envisager, à travers le partage, l’apprentissage et le travail collaboratif, des perspectives nouvelles sur le plan créatif et technologique et de trouver des solutions adaptées à différents contextes d’hybridation d’espaces. 

Travailler autour des thématiques communes 

Le travail collaboratif autour d’un thème commun à nos organisations, à savoir les expériences collectives, immersives et interactives, a permis de mutualiser nos apprentissages pour développer une intelligence collective sur le sujet. Cela nous permet non seulement d’éviter de répéter les erreurs commises par le passé, mais aussi de penser de nouveaux usages en fonction de cette connaissance et d’éviter les répétitions. 

Partager les expertises et les connaissances

Une dimension importante de notre collaboration a été la mise en commun des expertises et des savoirs spécifiques de nos organisations. Cette mise en commun nous a permis d’adresser de manière efficace les défis technologiques et créatifs inhérents à ce type d’expérience. La mutualisation des ressources, ainsi que l’intégration de nos approches respectives en recherche et développement (R&D) et recherche-création ont permis de tester les limites de nos solutions respectives et de trouver des solutions toujours plus adaptées.

Apprendre des autres membres de notre communauté 

Ce projet collaboratif nous offre l’occasion d’apprendre des pratiques, des idées et des innovations des autres acteur·rice·s de la scène culturelle et créative de Montréal. La richesse de la communauté montréalaise réside dans sa diversité, ce qui repousse les limites de l’expression artistique. Par ailleurs, cette collaboration entre la SAT et Moment Factory a permis des rencontres inattendues entre nos réseaux respectifs et permet à nos deux organisations d’envisager des nouvelles opportunités. Par exemple, dans le cadre de ce projet nous avons travaillé avec trois artistes montréalais·es, Lunice, Myriam Boucher et Simon Chioini pour le développement d’une expérience hybride qui sera présentée lors du MUTEK Forum 2024. Le développement d’un réseau de collaborateur·rice·s nous semble essentiel pour envisager la réalisation d’expériences hybrides réussies.  

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