Lunice, Simon Chioini et Myriam Boucher
Cette section fait partie du dossier Explorer le futur des performances connectées à travers l’hybridation des espaces.
Dans ce segment, nous échangeons avec les artistes qui ont contribué à l’élaboration d’une approche créative pour les dispositifs d’expériences hybrides que nous avons développés dans le cadre de notre projet de recherche en collaboration avec Moment Factory.
Lunice, Myriam Boucher et Simon Chioini nous ouvrent les portes de leur créativité en partageant leur vision sur l’avenir des expériences artistiques immersives et connectées. Nous découvrons comment Lunice a approché la conception d’une performance pour des publics à la fois in situ et distants, tandis que Myriam Boucher et Simon Chioini ont exploré les possibilités d’une co-performance à distance. Dans le cadre de ces entrevues, ses collaborateur·rice·s nous livrent leurs réflexions sur les horizons possibles de ce nouveau format.
Lunice est un DJ et producteur canadien considéré comme l’un des artistes les plus innovants et énergiques de la scène musicale électronique et du hip hop. Depuis 2010, il fait partie du collectif musical et label LuckyMe et il complète le duo TNGHT avec Hudson Mohawke, un projet acclamé par la critique mondiale. Lunice a également collaboré avec de nombreux·euses artistes, dont Lil Wayne, Rihanna, Beyoncé, Madonna, Skrillex, Diplo, The Alchemist et Azealia Banks, en plus avec des organisations telles que le Cirque du Soleil, Moment Factory, Apple et Nike.
Inspirée par l’environnement naturel, Myriam Boucher fusionne l’organique et le synthétique dans ses vidéomusiques, ses performances audiovisuelles et ses projets immersifs. Son travail délicat et polymorphe explore le dialogue intime entre la musique, le son et l’image. Elle travaille sur la combinaison en temps réel entre musique et images, étendant ses activités à du VJing et à des projets in situ ancrés dans une démarche d’écologie du son. Elle est actuellement professeure adjointe en composition et création sonore à la Faculté de musique de l’Université de Montréal.
Issu de la communauté de musique expérimentale montréalaise, Simon Chioini crée une musique à l’esthétique hybride, mélangeant genres et sonorités électroniques. À travers des œuvres acousmatiques et technoïdes, ses incursions dans la musique de concert et de club ont des racines profondes, tirées de sa recherche académique et d’une réelle passion pour les courants alternatifs. Étudiant au Doctorat en musique à l’Université de Montréal, son projet de recherche-création illustre différentes pratiques de l’écologie du son à travers une pratique in situ. Ses œuvres se penchent sur la perception de l’environnement et sur les manières de créer des mises en relations à travers la création sonore.
L: J’ai toujours été convaincu qu’il fallait être conscient de la dynamique entre deux forces (opposées ou non) qui interagissent l’une avec l’autre pour créer un phénomène émergent, qu’il s’agisse d’une relation ou d’un projet collaboratif. Dans le cas présent, le concept de technologie interagit avec son opposé, la physicalité. Il s’agit d’un domaine qui commence à peine à être exploré, autrement dit qui n’en est qu’à ses balbutiements. Ce sont ces nouvelles façons de penser qui m’inspirent et vers lesquelles j’ai tendance à graviter le plus dans ma vie.
MB: Je réfléchis à cette thématique depuis quelques années déjà, étant donné que ma pratique et mes intérêts de recherche-création sont ancrés dans les multiples connexions entre différents média (le son, l’image, la lumière), l’environnement et la collaboration. La question d’espaces multiples m’interpelle beaucoup et j’ai plus de questionnements que de réponses! J’étais alors très enthousiaste à l’idée de me pencher davantage sur cela.
SC: Je m’intéresse particulièrement à ce qui touche à la perception de nos environnements physiques, par exemple, à savoir quelles sensations affectent notre impression d’un lieu. En réfléchissant aux espaces connectés, on pense à la possibilité de transmettre ces impressions d’un lieu à un autre.
La question de la présence m’interpelle aussi. Dans le cas de notre projet, il est intéressant de comprendre à quel degré nous sommes en mesure de déconstruire et de recréer une présence en divers lieux.
Dans l’optique où nos modes de vie se rattachent à l’écran, je suis curieux de comprendre comment cela affecte notre perception et la réception d’une œuvre.
Quelle a été votre première compréhension de ce type de performance lorsque vous avez commencé à travailler sur le projet ? Est-ce que votre vision a changé depuis?
L: Ma compréhension des différents dispositifs technologiques et des performances scéniques était assez complète pour me permettre de commencer à rassembler les éléments en vue de trouver les concepts potentiels et d’imaginer leur mise en œuvre. Ainsi, lorsqu’il s’agissait d’exprimer mes idées à l’équipe, je savais que je pouvais le faire en toute confiance, sachant que nous nous comprendrions clairement et que nous pourrions les développer de manière cohérente.
MB: Je dirais que la vision que j’ai de ce type de performance est en perpétuel mouvement. Chaque geste en suggère un autre, et chaque réflexion nous amène à explorer un chemin différent. Notre angle principal d’exploration concerne la présence sensible de l’autre qui peut s’incarner à travers différents médias, comme une forme de transduction de lieux, d’objets et de corps.
SC: J’ai cru que nous essaierions de créer une œuvre immersive à travers laquelle le public pourrait interagir avec un lieu distant. Cela s’avère toujours pertinent, mais à mon avis, les limitations technologiques nous ramènent à des principes de mapping déjà connus, qui ne changent pas complètement la nature de l’œuvre dans un cadre hybride ou connecté.
L: L’aspect le plus inspirant de cette collaboration est de voir l’expertise de chacun s’unir de manière quasi synchrone. En d’autres mots, dès que nous faisions face à un défi, nous avions toujours la bonne personne pour le solutionner à portée de main, comme si tout tombait en place de manière organique. Les défis auxquels nous avons été confrontés consistent à essayer de conceptualiser le lien entre le monde physique et le monde numérique. De nombreux facteurs entrent en jeu et ajoutent à la complexité de la tâche, mais ce processus nous permet de mieux comprendre comment les technologies peuvent influencer ou amplifier certaines composantes du monde physique.
MB: Le plus stimulant selon moi est de découvrir tout le potentiel que permettent les technologies de connexion à distance dans des projets artistiques. Et éventuellement de voir comment les artistes pourront s’emparer de ces technologies. Le plus difficile est comme très souvent le manque de recul que nous avons par rapport à ce que nous sommes en train d’explorer. C’est pourquoi le partage de nos réflexions et explorations à MUTEK Forum sera si pertinent afin d’entrevoir la suite.
SC: Il est très stimulant de réfléchir aux principes de la téléprésence et à ses potentiels théoriques. Par exemple, je trouve intéressante l’idée d’abstraire la présence d’un performeur et de la matérialiser ailleurs. Par contre, il est difficile de trouver les stratégies et de concevoir les outils qui répondent entièrement à ces attentes. Pour l’instant, je crois que le résultat ne colle pas tout à fait à nos intentions.
L:
FLAMMARION Camille, L’atmosphère : météorologie populaire (Paris: Hachette, 1888)
MB + SC:
Dans le contexte d’une performance multisite, où l’empathie et les expériences collectives malgré la distance sont des thèmes centraux, quelles émotions et expériences souhaites-tu faire vivre à ton public et quels moyens utilises-tu pour transmettre ces sensations à un public distant ?
L: J’aimerais transmettre un sentiment de connexion par le biais de l’esprit et de l’âme. Comme nous le savons tous, la musique joue un rôle central dans la manière dont les gens se connectent à leur spiritualité et leurs émotions. Malgré l’évolution technologique de la musique, qui est passée d’instruments physiques à des synthétiseurs émettant des signaux numériques, puis à des processus informatiques à part entière, nous vivons toujours la même expérience consciente de l’interaction de nos âmes et de nos émotions avec les fréquences émises par ces bandes sonores.
Je pense que nous pouvons réaliser ces connexions en utilisant des interactions visuelles, sonores et numériques. Il s’agit essentiellement d’essayer de concevoir un spectacle autour des cinq sens humains que sont la vue, le son, le toucher, le goût et l’odorat. Dans le cas présent, nous nous attaquons aux sens de la vue, du son et du toucher.
En tant que performeur live, comment évalues-tu l’impact de ta performance sur un public à distance, et quels indicateurs utilises-tu pour ajuster ta prestation en temps réel?
L: Tout comme dans une performance traditionnelle, je m’appuie sans aucun doute sur le retour d’information en direct. La seule différence est que l’interaction est transmise par une plateforme numérique, pouvant prendre la forme d’un flux audio ou d’un flux visuel. Mais l’aspect principal, et le plus important pour moi, est de veiller à ce que le public distant et moi-même, ayons un moyen de communiquer les uns avec les autres. Le fait d’ajouter le concept d’interactivité dans un cadre live renforcera encore davantage la connectivité entre nous.
À l’inverse d’une performance où vous seriez tous les deux sur la même scène, vous performez chacun dans un espace distant lors d’une démonstration au MUTEK Forum. Comment comptez-vous adapter votre performance ?
MB: Pour cette démonstration, nous avons plutôt choisi de présenter trois systèmes de connexions que nous avons développés. Chaque système repose sur différents mappings et met en place certains codes qui ont selon nous le potentiel d’offrir une expérience qui permette au public d’ouvrir ses sens, d’écouter et de découvrir d’une façon peut-être un peu différente qu’il ne le ferait dans une performance plus classique où tout nous est donné à voir, à entendre et à ressentir.
SC: En ce moment, je crois qu’il faut adapter notre manière de concevoir la performance, car il n’est pas possible de reproduire entièrement cette présence à distance. Ce que nous envisageons doit proposer de nouveaux codes au public. Par exemple, plutôt qu’une performance linéaire, nous pensons en systèmes qui démontreront des interactions claires. Nous essayons de concevoir des signes qui serviront à traduire ce qui se passe d’un lieu à un autre. Nous réfléchissons au déroulement de la performance et à son rituel pour l’adapter à ces nouvelles conditions. Dans ce contexte, je crois que la forme de l’œuvre est appelée à changer et doit miser sur le processus, les connexions et les interactions, plutôt que sur une forme de représentation ; le but, pour moi, est de mettre en valeur les connections entre les deux lieux, plutôt que de donner une représentation musicale (dé)connectée.
Étant donné qu’il n’y aura pas de représentation visuelle sous forme de streaming vidéo de l’autre performeur, comment intégrez-vous la notion d’un d’un autre lieu connecté à la performance ?
MB: Nous savions que la latence, avec l’envoi et la réception de signal vidéo et audio, est l’un des enjeux les plus importants en téléprésence lorsque l’on souhaite faire une performance collaborative (et non pas qu’une diffusion audiovisuelle). Cela est aussi très lourd en termes de signal à envoyer et à recevoir. La première contrainte que nous nous sommes donnée était donc d’envoyer et de ne recevoir que des données MIDI et OSC. Cette contrainte nous a ensuite permis d’explorer des chemins de connexions différents et de découvrir leur potentiel artistique. Que les gens comprennent tout ce qui se passe n’est pas notre intention. Nous appelons plutôt le public à découvrir le(s) lieu(x) à travers le son, la lumière et l’image qui voyagent dans ces espaces multiples, c’est-à-dire les deux espaces connectés ainsi que l’espace de mapping que nous aimons appeler l’entr’espace.
SC: Les stratégies que nous avons expérimentées jusqu’à maintenant reposent sur différents types de mapping entre l’audio, la lumière et la vidéo. Nous transformons nos gestes musicaux en données qui interagissent avec les composantes de la scénographie. En créer des signaux clairs (par exemple, des associations de couleur), nous pensons que nous serons capables de lier les éléments de la performance à chacun des lieux, pour que le public comprenne ce qui provient de l’espace physique et de l’espace distant.