Rencontre avec Yan Breuleux, l’un des créateurs du court-métrage immersif “Enigma” dans le cadre du SAT Fest 2020
La performance immersive Enigma est une mise en scène des formes de transcodage de l’information visuelle et sonore. Parmi les thèmes explorés, les artistes ont travaillé autour de la pensée du mathématicien Alan Turing, à travers l’exploration poétique des problématiques de l’intelligence artificielle.
L’inclusion d’un dialogue humain-machine, inspiré d’une série d’expériences effectuées chez Google dans le domaine du deep learning, laisse entrevoir les enjeux auxquels sont confrontées les machines dans leur apprentissage ainsi que le décryptage de la pensée humaine.
Cet hiver, Enigma revient pour le SAT Fest 2020, sous une toute nouvelle forme condensée, adaptée à l’événement.
Rencontre avec l’un des créateurs, Yan Breuleux, praticien, chercheur et professeur à l’École des arts numériques, de l’animation et du design (NAD).
Yan Breuleux, pourrais-tu te présenter ?
J’ai étudié en arts visuels à l’UQAM au milieu des années 90. Avec l’apparition du web multimédia, j’ai commencé à travailler dans les labos, à utiliser les ordinateurs ainsi qu’à développer une démarche artistique en faisant du VJing dans des raves par exemple. Grâce à mes capacités en matière de design et d’information, j’ai travaillé ensuite dans des start-ups, en tant que designer graphique, puis comme directeur artistique. Au début des années 2000, j’ai fait une maîtrise en design industriel pour mieux comprendre le langage des arts médiatiques, l’influence de la spatialisation sur les dimensions narratives et l’interactivité. J’ai ensuite fait un doctorat en électroacoustique et composition audiovisuelle. En 2012, on m’a embauché comme professeur à l’École NAD. J’enseigne à des praticiens d’industrie, des artistes qui mènent une double pratique et qui sont intéressés à créer des expériences immersives.
Comment est venue l’idée d’explorer la pensée d’Alan Turing ?
C’est assez particulier. Alain Thibault et moi, on travaillait sur le projet White Box. Pendant les recherches, on a découvert cette citation de Turing :
“Il existe un parallèle remarquablement étroit entre les problèmes du physicien et ceux du cryptographe. Le système avec lequel un code est chiffré correspond aux lois de l’univers, le message intercepté correspond aux preuves disponibles, et les clés pour déchiffrer un message correspondent à des constantes importantes qui restent à déterminer. La correspondance est très étroite, tandis que l’objet de la cryptographie est facilement traité par des machines discrètes, la physique, elle, l’est moins facilement.”. (traduit de l’anglais)
En lisant ce passage, j’ai pensé que ce serait intéressant de créer un projet complet autour d’Alan Turing et de cette thématique. On a soumis une demande au Conseil des arts parce que l’idée initiale était une installation. Aujourd’hui, l’oeuvre se décline sur plusieurs formats : c’est une installation, une performance multi-écran, une performance fulldome.
Au départ, j’avais une idée simple : lorsque je travaille sur l’interprétation de la musique d’Alain, j’utilise différentes formes de visualisation du son, mais cette fois, j’ai voulu interpréter une même trame sonore via neuf formes de visualisation. Ensuite, Alain a découvert un article de Google qui décrivait le dialogue entre un chercheur et un ordinateur pour tester les algorithmes d’intelligence artificielle. Il a décidé de l’utiliser pour créer sa pièce. Donc on avait une thématique générale, mais après c’est plutôt un processus d’improvisation parallèle.
Photo par Guillaume Bell
Quelle a été votre approche pour représenter la pensée de Turing ?
Il s’agit plutôt d’une forme de poème immersif sur Alan Turing. On s’inspire de ses idées, de la théorie des systèmes, de l’IA, de la cryptographie et le résultat est un projet symbolique. Enigma est comme une métaphore du transcodage et du décryptage d’informations. L’idée de prendre le son, le transcoder dans un format, transformer le son en visuel, chiffrer le message, amener le spectateur à essayer de décrypter ce qui se passe. C’est une histoire de code avant tout.
Que signifient exactement les codes hexadécimaux qui tiennent une grande place dans la version court-métrage d’Enigma ?
J’ai tout simplement trouvé un site qui génère des mots de passe de façon aléatoire. Je voulais que ça ressemble à des codes de logiciel. Les images, elles, viennent de Google. Je les ai téléchargées et classées par ordre thématique. On a créé un ensemble de données de quelques centaines d’images qui permettent ensuite de se promener dans les répertoires. J’essaie de ne pas être trop précis et ça permet aux gens de se poser la question « Qu’a-t-on devant nous ? », ça fait participer le visiteur puisqu’il s’agit d’une signification ouverte.
Comment transpose-t-on cette oeuvre dans différents formats ?
La VR, on ne l’a pas diffusée car on s’en sert seulement en interne pour prévisualiser la pièce. Mais on l’a montrée à quelques personnes, donc ce serait possible de la proposer au public. Sinon, pour le court-métrage, je le considère comme un condensé de la proposition pour que les gens puissent se faire une idée sans vivre l’expérience au complet. Pour l’instant, nous avons présenté l’oeuvre sous ses différents formats à Gwangju (Corée), Paris et Montréal. Mais il est vrai que le dôme permet d’avoir une expérience complète, car on est à l’intérieur des données. C’est une expérience frontale et ça a un impact fort.
Peux-tu nous expliquer les différentes tâches de chacun dans l’équipe ?
Ma collaboration avec Alain Thibault remonte au milieu des années 90. Enigma est un projet qui s’est ajouté à une longue liste d’expérimentations initiées par Purform. Il réalise le son, moi le design visuel, tandis que Rémi Lapierre développe l’outil qui nous sert à créer la pièce en temps réel.
Rémi est un artiste concepteur multidimensionnel : il dessine, il modélise, il programme. Il touche à tout. Il a vraiment développé une expertise dans la création d’outils TouchDesigner. Alain a aussi travaillé avec le programmeur, Peter Dines, afin de développer des outils d’interprétation du son.
Quelle est votre dynamique dans Purform avec Alain Thibault au niveau du processus de création ? Comment vous inspirez-vous l’un et l’autre pour créer des oeuvres avec une telle synergie ?
On a essayé toutes les variantes possibles. Parfois, Alain m’envoie une pièce sonore et je crée un visuel en synchronisant très précisément au millième de seconde. Je peux aussi créer une trame visuelle complète et ensuite, Alain imagine une pièce musicale. On peut aussi s’entendre sur une thématique générale puis on crée chacun de notre côté. Il arrive que l’on s’accorde sur des principes de composition communs. Par exemple Alain me dit : « Je vais travailler avec la micro-variation ». De mon côté, je fais des visuels où il y a de la micro-variation, ensuite on fusionne les deux. En fait, cela change complètement d’un projet à l’autre.
Photo par Guillaume Bell
Quels sont les avancements récents dans les domaines de l’intelligence artificielle qui ont suscité ton intérêt ?
Je suis intéressé par l’utilisation créative des outils et des algorithmes de l’IA. En ce moment, dans les effets visuels, il y a toute une palette d’outils qui sont développés en IA qui, d’après moi sont très intéressants pour travailler dans la création. Ça peut être par exemple des systèmes qui permettent, à partir d’une base de données, de donner une personnalité à un narrateur, des systèmes de traitement d’image, de création originale de filtres où on peut combiner une animation avec une image fixe. Il y a beaucoup de possibilités de ce côté-là. Par exemple, le deep fake peut être utilisé pour générer des dialogues en fonction des caractéristiques des personnages. Ce sont des outils qui nous permettent de créer des bases de données dynamiques mais aussi de créer selon le contexte.
As-tu de nouveaux projets pour le dôme prochainement ?
Oui mais je suis seulement au stade d’écriture. Ce serait un projet solo avec Rémi. Je m’occuperai du son, de l’image et je donnerai une performance en live. Les seuls indices que je vous accorde : peinture et lumière.
Article par Cyrielle Casse