Crédit: Ash KG. Pris lors de la formation l’IA et les arts.
Par Pia Baltazar, directrice du développement arts-sciences.
L’un des points centraux de la démarche du projet ArtIA est la question des « communs », qui fait partie des valeurs fondamentales de la SAT. Depuis le début du projet, la réflexion s’est articulée autour de cette question : comment créer des outils qui ne soient pas seulement performants, mais aussi accessibles et collectifs ? Par ailleurs, au-delà des outils de création, l’utilisation de l’IA nécessite souvent de vastes ressources qui ne peuvent pas être soutenues par des individus, ni même parfois par des organisations seules. Cela appelle la nécessité de concevoir des infrastructures partagées, capables de répondre aux besoins des artistes tout en assurant leur pérennité.
Lors de nos discussions initiales avec différents acteur·rice·s artistiques, culturel·le·s et académiques, nous avons constaté que nous partagions avec eux et elles un alignement de fond autour de ces questions, essentielles à notre sens. C’est ainsi que nous avons commencé à imaginer un projet collaboratif autour de l’idée de mettre en place une structure collective, où les artistes pourraient se réapproprier les outils et infrastructures technologiques nécessaires à leur travail. Un consortium rassemblant Sporobole, la SAT et Projet Collectif, s’est alors réuni autour de ces idées, et a pu ensemble obtenir un financement du ministère de la Culture et la Communication du Québec afin de développer le projet-cadre ArtIA. Le Laboratoire en innovation ouverte (LLio) a également rejoint le projet pour conseiller et soutenir la coordination et la gouvernance des différentes initiatives mises en place. Celles-ci abordent divers enjeux de l’utilisation de l’IA dans le secteur culturel : pour la création bien sûr, mais aussi pour la gestion des organisations, ou encore pour la documentation et l’exploration des connaissances. La SAT se charge plus spécifiquement de coordonner le volet du projet autour des outils de création.
Afin de poser correctement le problème qui nous occupe, il est essentiel de comprendre que l’IA, bien que capable de produire rapidement des résultats impressionnants, n’est pas dotée d’intelligence au sens où nous l’entendons généralement. En effet, contrairement à la façon dont nous, humains, fonctionnons, l’IA ne se base pas sur la notion de problème : quelle que soit la complexité de la requête qui lui est posée, elle produit, avec un effort égal, des résultats ayant une apparence similaire à ceux qui ont déjà été donnés à des questions existantes. Cela peut être extrêmement efficace et utile dans des contextes standardisés (comme, par exemple, répondre par courriel à une situation quotidienne de travail), mais lorsqu’il s’agit de créativité, de réflexion profonde ou de questionnements philosophiques, l’IA montre rapidement ses limites en fournissant des solutions prédéfinies, souvent de manière uniforme. Face à ce simulacre d’intelligence, afin de traiter cette question avec une certaine rigueur intellectuelle, et étant donné que l’acronyme “IA” semble être amené à rester, peut-être serait-il judicieux d’y substituer un autre référent, comme par exemple “Imitation Algorithmique” ?
Il nous semble en tout cas important de sortir de l’effet de fascination que peut provoquer l’IA et de la replacer dans un cadre concret. Nous nous attachons pour cela à réfléchir aux manières dont ces outils peuvent véritablement enrichir, voire transformer, les pratiques artistiques, sans leur accorder des capacités qu’ils n’ont pas. Nous nous intéressons également, en amont des pratiques, aux imaginaires attachés à l’IA, aussi bien pour le public que pour les artistes. En effet, dans la mesure où la pratique artistique consiste avant tout à “raconter des histoires” (dans un sens très large, pas seulement par des moyens verbaux), et que la forme que prennent ces histoires dépend largement des outils à travers lesquels elles s’expriment, il nous semble important d’observer et d’interroger la manière dont ces imaginaires se déploient, tant lors de la production des œuvres que lors de leur réception.
L’une des idées fortes du projet est d’envisager les technologies d’IA et les pratiques qui s’appuient sur elles de manière « située ». Ce terme renvoie à l’idée que la technologie n’est pas une entité abstraite ou universelle, mais qu’elle est toujours ancrée dans des contextes spécifiques. En effet, actuellement, la plupart des algorithmes d’IA sont entraînés à partir des données disponibles en libre accès sur Internet. Si le discours majoritaire sur l’IA a tendance à assimiler l’ensemble de ces artefacts culturels à l’entièreté de la production humaine, un examen plus approfondi révèle qu’ils sont en fait surtout issus des cultures dominantes et reflètent alors de forts biais culturels et sociaux.
À rebours de cette conception, et de même qu’un·e artiste n’a pas besoin de connaître l’entièreté de la production artistique humaine (ce qui serait de toute façon impossible et révèle ici aussi un fort biais culturel) pour produire des œuvres singulières, nous posons l’hypothèse qu’il existe d’autres approches à explorer pour l’entraînement des algorithmes d’IA. Les pistes qui vont dans cette direction sont multiples, et elles abordent également les questions d’efficacité énergétique (et donc d’impact climatique), du respect de la propriété intellectuelle et de l’accessibilité.
C’est dans cette perspective que nous voulons explorer la création d’outils qui répondent aux besoins singuliers des artistes, tout en prenant en compte la diversité de leurs pratiques et perspectives, en lien avec leurs valeurs. Cela nous a conduits à axer la démarche de recherche du projet autour de l’articulation de trois pôles complémentaires et interreliés : la recherche-création, les sciences humaines et sociales, et les technologies. Dans le pôle recherche-création, il s’agit d’examiner comment les artistes s’approprient et détournent les outils technologiques pour transformer leurs pratiques. Dans le pôle sciences humaines et sociales, nous nous intéressons à la manière dont les imaginaires autour de l’IA interagissent avec les pratiques de ses utilisateur·ice·s. Enfin, le pôle technologique explore les innovations techniques émergentes, confirmées ou parfois délaissées, notamment à travers l’implication d’expert·e·s qui travaillent sur ces sujets depuis plusieurs décennies.
Les recherches menées depuis quelques mois ont cependant révélé que cette tripartition était peut-être trop schématique, et nous explorons donc désormais une structuration par grappes de problèmes concrets, qui seront abordés conjointement par des participant·e·s issu·e·s de ces trois pôles d’activité.
Le projet est conçu avant tout comme une consultation, en dialogue avec une trentaine d’acteur·ice·s clés des milieux artistique, culturel et universitaire québécois et canadien. Cette consultation se déploie au fil de trois rencontres, qui auront lieu tout au long de l’année 2024-2025, avec pour objectif de créer une véritable synergie autour de ces questions. L’ambition est de produire une réflexion collective qui puisse ensuite servir de base pour bâtir des outils et infrastructures visant à rendre l’IA créative accessible et adaptée aux pratiques, démarches et valeurs des artistes que nos organisations ont pour mission de soutenir.
Dans cette perspective, nous avons fait le choix de centrer le projet sur la création numérique issue des pratiques artistiques. En effet, même si celles-ci ont beaucoup en commun avec les pratiques créatives que l’on trouve dans le domaine des industries culturelles, elles mettent avant tout l’accent sur l’expérimentation, avec des contraintes moindres de production ou de rentabilité. Au fil du projet, nous ouvrirons progressivement notre réflexion aux acteur·ice·s issus de l’industrie et à l’écosystème de la créativité numérique, afin de partager avec eux et elles nos hypothèses et pistes de travail, et évaluer quelles synergies peuvent être envisagées.
L’objectif final de ce projet est clair : créer des outils et des infrastructures qui répondent aux besoins des artistes, tout en respectant les valeurs d’éthique, de durabilité et de collaboration. À l’issue de cette année de travail, nous aurons une base solide pour viser des financements supplémentaires afin d’assurer la pérennité du projet et de développer, à terme, les outils et infrastructures qui auront été définis comme prioritaires par la consultation menée tout au long de cette première phase.
Ce projet ne se limite donc pas à une initiative d’un an. Il s’inscrit dans une vision à long terme, où l’IA et les outils technologiques peuvent véritablement enrichir les pratiques artistiques, en se basant sur des besoins concrets, des valeurs communes et une approche éthique et responsable.
Nous sommes reconnaissant·e·s de la confiance et du soutien financier du ministère de la Culture et de la Communication du Québec, qui nous permet d’avancer dans cette direction ambitieuse. Avec plus d’un million de dollars déjà alloués au projet-cadre ArtIA coordonné par Sporobole, notre communauté peut poser les premières pierres d’une initiative qui, nous l’espérons, servira de modèle pour le développement d’outils numériques durables et inclusifs dans le secteur des arts.