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L'art numérique en mutation : le libre comme moteur de création et de durabilité

Par Jean-Michaël Celerier, Directeur du développement technologique

Dans l’univers bouillonnant de l’art numérique, où l’innovation est reine et l’obsolescence guette, une révolution se trame. Les logiciels libres, longtemps cantonnés aux marges de la création, s’affirment aujourd’hui comme des acteurs incontournables, bousculant les codes et ouvrant de nouveaux horizons. Cette transformation, portée par une communauté dynamique et passionnée, redéfinit les contours de la pratique artistique, de la collaboration et de la diffusion des œuvres.

Au cœur de cette mutation, l’open source s’impose comme un modèle de développement alternatif, basé sur le partage, la transparence et la coopération. Loin du chaos souvent fantasmé, les projets libres s’articulent autour d’une équipe centrale qui assure la cohérence et la vision, tout en accueillant les contributions externes pour enrichir et faire grandir l’outil. Cette dynamique collaborative, véritable creuset de l’innovation, permet de créer des logiciels performants, évolutifs et adaptés aux besoins spécifiques des artistes.

Mais le libre, c’est bien plus qu’un simple modèle de développement. C’est une philosophie, une éthique qui place l’humain au centre de la création et qui promeut l’accès à la culture pour tous·tes. Dans un monde où la technologie est omniprésente, le logiciel libre offre une alternative aux solutions propriétaires, en garantissant la liberté de créer, de partager et de diffuser son art sans entraves. Cette démarche, en phase avec les valeurs de l’art numérique, ouvre la voie à une création plus inclusive, plus démocratique et plus durable.

La SAT, engagée dans le logiciel libre depuis des années à travers son portfolio de projets en innovation, soutient et défend les valeurs du libre. Dans cet article, nous proposons quelques clés aux artistes intéressé·e·s par les questions de licences libres, aux développeur·euse·s se posant la question de la pérennité des logiciels libres, ainsi qu’aux curieux·euse·s s’interrogeant sur la place du libre dans notre monde en 2025.

1.La place des logiciels et protocoles libres dans l’écosystème

Dans le paysage dynamique de l’art numérique, les logiciels et protocoles libres ont discrètement tissé leur toile, devenant les piliers invisibles de nombreuses créations. Leur présence, bien que parfois méconnue, s’étend des fondations mêmes du développement logiciel aux outils de création artistique les plus en vue. Cette intégration croissante du libre dans l’écosystème artistique témoigne non seulement de sa polyvalence, mais aussi de sa capacité à stimuler l’innovation et à répondre aux besoins spécifiques des artistes et artistes numériques.

Le logiciel libre dans l’art numérique

En art, il existe une réticence historique à l’utilisation des systèmes libres, notamment dans les milieux amateurs et semi-professionnels, bien que cette réticence soit plus ou moins marquée selon les domaines. En revanche, dans certains secteurs plus proches de la production industrielle, le libre est devenu une norme.

Par exemple, les studios d’animation 3D majeurs fonctionnent principalement sous systèmes Linux, en raison de l’héritage des stations de travail SGI basées sous Unix, qui étaient les premières véritablement répandues pour l’animation 3D. La plate-forme de référence du Visual Effects Society Technology Committee, qui inclut des acteurs comme Walt Disney Studios, Technicolor, Sony Picture Imageworks, NVidia, Adobe, ou encore l’Academy Software Foundation, propose une plate-forme de référence basée sur Linux pour les studios d’effets spéciaux.

 

Les logiciels libres couvrent tous les pans de la créativité numérique. Par exemple, au niveau de l’infrastructure de développement, il y a GStreamer, une bibliothèque de traitement de flux de données audio et vidéo utilisée dans des milliers de produits commerciaux, ou bien Mozilla Hubs, au cœur du métavers Satellite de la SAT et d’autres. Les bibliothèques logicielles pour l’accès aux périphériques audio et MIDI des logiciels de musique sont très souvent libres. Par exemple, un logiciel propriétaire tel que Bitwig Studio repose sur la bibliothèque libre PortAudio pour l’accès à la carte son ; de nombreux fabricants de dispositifs MIDI – par exemple Keith McMillen Instruments – utilisent les bibliothèques libres PortMidi et RtMidi.

Le libre est donc, par sa place dans l’infrastructure logicielle, un moteur de l’innovation, en permettant aux créateur·rice·s de logiciels et de matériels de se concentrer sur leur cœur de métier. Mais le libre est aussi de plus en plus important dans les applications à destination des utilisateur·rice·s : nous avons  déjà parlé de Blender, Krita, Natron, qui couvrent respectivement la création 3D, le dessin et l’animation 2D, ainsi que le compositing et les effets spéciaux. Nous mentionnerons aussi Mixxx (une alternative libre aux logiciels de DJ propriétaires), LMMS, Ardour, Qtractor, Zrythm (des séquenceurs et logiciels de musique), Chataigne et Open Stage Control pour le contrôle de périphériques de scènes et de logiciels, Kdenlive, Openshot et Shotcut pour le montage vidéo, Vuo pour la création de visuels, et des outils plus génériques tels que Ossia Score – en partie développé à la SAT – ou PureData, qui sont capables de gérer tant le son, que les visuels ou le contrôle de protocoles utilisés dans le monde de l’art numérique, tels qu’OSC, MIDI ou DMX.

Une concurrence amicale

Il existe une certaine synergie entre les outils libres et parfois propriétaires. On peut prendre l’exemple du moteur de jeux vidéo entièrement libre Godot (qui, tout comme Blender, était à l’origine un système propriétaire, pour lequel ses auteur·rice·s ont vu la pertinence de la libération de son code source), ce qui a conduit à une explosion du nombre d’utilisateur·rice·s et de contributeur·rice·s.

Epic, à l’origine d’Unreal Engine, moteur de jeu extrêmement puissant et propriétaire (bien qu’au code “accessible”), a financé Godot via une bourse Epic Megagrant de 250k$ USD en 2020.

L’enseignement via le logiciel libre est la clé

L’université Paris 8 enseigne depuis plus d’une dizaine d’années dans le cadre du cursus Arts et Technologies de l’Image Virtuelle, basé sur le libre en utilisant les outils Krita, Blender et Natron:  https://librearts.org/2015/02/paris-8-university-going-for-krita-blender-natron/.

Krita, un logiciel libre de dessin très puissant, est devenu, par exemple, l’un des outils recommandés par Jared Krichevsky, concepteur de créatures ayant travaillé dans de multiples productions d’Hollywood, telles que IT, Godzilla vs. Kong et Stranger Things 2.

La Société des Arts Technologiques propose plusieurs formations centrées sur des logiciels libres: des formations générales, mais aussi des formations spécifiques, comme celles sur Blender.

Le libre, un critère de durabilité

Dans le monde numérique en constante évolution d’aujourd’hui, la durabilité des logiciels est essentielle. Les logiciels libres, connus pour leur modèle open-source et leur développement collaboratif, sont de plus en plus reconnus comme un facteur clé pour garantir la durabilité et la fiabilité des logiciels à long terme.

De plus en plus de gouvernements reconnaissent explicitement le logiciel libre comme un critère de durabilité, suite à de nombreux rapports et commissions. Cela peut avoir un impact en termes de demandes de financement, qui sont elles-mêmes de plus en plus attentives à ce sujet. Des initiatives telles que KDE Eco guident les auteur·rice·s de logiciels dans le suivi de démarches éco-responsables lors de la création de logiciels. La Green Software Foundation pense notamment que nous sommes proches d’une vague de législation mondiale allant dans le sens de l’éco-responsabilité logicielle.

Plusieurs raisons expliquent cette reconnaissance croissante : d’abord, le développement communautaire est fondamental. Les projets de logiciels libres bénéficient de l’expertise collective d’une communauté mondiale de développeur·euse·s, d’utilisateur·rice·s et de passionné·e·s. Cette collaboration favorise l’innovation continue et garantit que les logiciels s’adaptent aux besoins émergents et aux nouvelles technologies. 

De plus, la transparence et l’accessibilité des logiciels libres permettent à quiconque d’inspecter, de modifier et de redistribuer le code. Cette transparence renforce non seulement la confiance, mais réduit également les risques de vulnérabilités cachées ou de dépendances propriétaires qui pourraient entraver leur maintenance à long terme. Combien d’outils ont périclité parce qu’ils dépendaient d’une bibliothèque propriétaire dont la société mère a fait faillite ?

Les logiciels libres offrent également une grande flexibilité et personnalisation, permettant aux utilisateur·rice·s d’adapter le logiciel à leurs besoins sans être limité·e·s par des contraintes propriétaires. Il est toujours possible, par exemple, de faire appel à des consultant·e·s spécialisé·e·s pour optimiser un logiciel libre existant en fonction de cas d’usage spécifiques. Cette adaptabilité garantit que les logiciels restent pertinents et fonctionnels, même dans des environnements en constante évolution, et constitue un atout majeur pour répondre aux problématiques d’archivage et de pérennisation de l’art numérique. Par exemple, grâce à son offre de services, la SAT est capable de réaliser ce type d’adaptations : notre expertise interne dans les outils GStreamer, Ossia Score, et plus généralement dans les outils et bibliothèques utilisés dans la création d’art numérique haute performance, nous permet de proposer, entre autres, le portage d’algorithmes vers divers environnements.

Enfin, l’adhérence des logiciels libres à des standards ouverts garantit souvent leur interopérabilité, facilitant l’intégration avec d’autres systèmes et réduisant le risque de dépendance à un fournisseur unique.

2. Développement de projets libres

Le développement d’un projet libre, lorsqu’il est ouvert aux contributions externes – ce n’est pas toujours le cas et n’entrave en rien la reconnaissance d’un projet logiciel comme libre ! – est un processus dynamique et collaboratif où se rencontrent des développeur·euse·s aux compétences et aux motivations variées. Certains projets s’appuient sur une large communauté de contributeur·rice·s bénévoles, tandis que d’autres reposent sur une équipe plus restreinte, mais tout aussi dévouée. 

Les projets de la SAT : un exemple d’équilibre entre créateur·rice·s, industries et développeur·se·s

Les équipes de la SAT développent de multiples projets libres à destination des créateur·rice·s en art numérique. On peut prendre par exemple la pile logicielle de Scenic, bâtie sur les bibliothèques logicielles Switcher et Shmdata développées à la SAT ainsi que sur les bibliothèques libres existantes GStreamer et PJSIP. Elle permet de connecter des lieux en téléprésence en envoyant à basse latence des flux audio et vidéo. De même, LivePose, notre outil de détection de pose automatique par intelligence artificielle, se base sur de nombreuses bibliothèques libres de l’écosystème d’intelligence artificielle et de vision par ordinateur – Mediapipe, OpenCV, TensorRT pour n’en citer que quelques-unes.

D’autres de nos outils sont développés en collaboration ouverte avec d’autres entités ou milieux preneur·se·s. C’est le cas de Puara, un système complet pour l’acquisition gestuelle et la communication réseau pour systèmes embarqués pour l’Internet des objets, qui est développé conjointement avec l’IDMIL, laboratoire de McGill, et recueille régulièrement des contributions tant de la SAT que de chercheur·se·s académiques externes.

De même pour l’ensemble des logiciels ossia, intégrés à la boîte à outils de la SAT depuis 2023 et qui recueille des contributions régulières de multiples entités, tant académiques que privées.

Plus récemment, notre proximité avec le GRIS nous amène peu à peu à des collaborations sur l’outil SpatGRIS, développé par l’équipe de Robert Normandeau à l’Université de Montréal et utilisé, par exemple, pour la spatialisation du son dans le Dôme de la SAT.


Au-delà du travail sur les outils phares de la SAT, notre équipe contribue également de diverses manières à l’écosystème libre, et ce depuis de nombreuses années : on doit, par exemple, à un ancien employé de la SAT le support initial de JACK dans GStreamer en 2008. En 2024, nos contributions ont porté, entre autres, sur l’amélioration du support fulldome dans une extension à Godot, sur des réglages de bogues dans une bibliothèque de support NDI® dans Python, sur des améliorations d’interopérabilité pour des projets d’IA tels qu’onnxruntime, développé par Microsoft, et sur de nombreux autres projets liés à la créativité numérique, comme l’amélioration de la stabilité de la bibliothèque cmidi2, utilisée pour communiquer avec les nouveaux périphériques de musique utilisant la norme MIDI 2.

Attentes et contributions

Lorsqu’on développe un projet libre, il est crucial d’avoir des attentes réalistes quant aux contributions. Bien que la communauté open source soit riche et diversifiée, les contributions directes au “cœur” du projet, c’est-à-dire aux aspects fondamentaux de son code et de sa conception, restent généralement le domaine d’une équipe restreinte, souvent appelée “core team”. Cette équipe centrale, composée de développeur·rice·s expérimenté·e·s et profondément impliqué·e·s dans le projet, assume la responsabilité de définir la direction générale, de maintenir la cohérence du code et de prendre les décisions stratégiques.

Il est essentiel de comprendre que cette structure de développement n’est donc à peu près jamais un “capharnaüm” où chaque personne fait ce qu’elle veut. Au contraire, le “core team” joue un rôle essentiel en garantissant la qualité, la stabilité et la vision à long terme du projet. Les contributions externes sont néanmoins précieuses et bienvenues, mais elles ont tendance à se concentrer généralement sur des aspects périphériques, tels que la correction de bugs, l’amélioration de la documentation, la traduction ou l’ajout de fonctionnalités spécifiques. Cette dynamique permet de maintenir un équilibre entre l’ouverture et la cohérence, tout en favorisant la participation de la communauté.

3.Logiciel libre et malentendus courants

Malgré leur adoption croissante et leur succès incontestable, les logiciels libres sont encore entourés de nombreuses idées fausses et de malentendus. Il est donc essentiel de clarifier ces points et de dissiper les doutes pour mieux appréhender les opportunités offertes par le logiciel libre.

On ne peut pas vendre de logiciel libre ?

Rien n’empêche de vendre du logiciel libre. La Free Software Foundation, à l’origine de la licence libre GPL, a toujours été claire sur le fait que la commercialisation est non seulement possible, mais aussi encouragée. Elle vendait elle-même des versions “boîte” de GCC, le compilateur libre pour les langages de programmation C et C++. Red Hat / IBM vend l’accès à la distribution Red Hat Linux, constituée quasi exclusivement de logiciels libres.

Le logiciel libre est moins stable / n’est pas utilisé par les professionnel·le·s / on ne peut pas faire de commerce avec / …

En 2025, il arrive encore d’entendre cela. Voici quelques cas célèbres démontrant que le libre est, au contraire, devenu un standard dans les technologies de l’information.

  • Valve, la société ayant créé Steam, valorisée à 7,7 milliards de dollars, contribue au développement de l’environnement KDE Plasma utilisé dans les SteamDeck, une machine Linux à destination des gamer·e·s, vendue à plus de trois millions d’exemplaires.
  • Le cockpit des voitures Tesla est célèbre pour avoir utilisé le cadre d’interface graphique Qt en licence libre.
  • De nombreux logiciels à destination des utilisateur·rice·s finaux·ales et utilisés par des millions de personnes chaque jour, tels que Slack, Teams, Discord, Figma, ou les bornes de commande McDonald’s, utilisent le cadre Electron, reposant lui-même sur le code libre du moteur de rendu de Google Chrome (Blink), également en licence libre.
  • La Linux Foundation, à l’origine de nombreuses initiatives de logiciel libre, compte plusieurs centaines de membres industriels, parmi lesquels Meta, Microsoft, ZTE, Huawei, Samsung, IBM, etc.
  • La plupart des Smart TV sont basées sur Android, Tizen et WebOS, des systèmes d’exploitation dont la majorité des composants sont libres.

Le logiciel libre est exempt de contrefaçon

Le logiciel libre n’est pas exempt de problèmes de contrefaçon : les licences libres ne sont pas un passe-droit pour ignorer ses devoirs. Il est donc essentiel de respecter les droits d’auteur et de s’assurer que l’on utilise le logiciel libre de manière légale. Des procès ont régulièrement lieu dans différentes juridictions suite à des non-respects de licences libres. Des entités telles que la Software Freedom Conservancy appuient les auteur·rice·s de logiciels libres dans la défense de leurs droits et ont mené plusieurs actions en justice pour garantir le respect des règles des licences libres par des entités commerciales qui s’approprient le code sans respecter les devoirs associés.

Par exemple, il n’est pas autorisé de distribuer un appareil physique contenant du code sous licence GPLv3 si l’utilisateur·rice final·e à qui le produit est distribué n’a pas la possibilité de mettre à jour ce code, en raison de dispositifs de sécurité installés par le fabricant. Ces dispositifs vérifient l’authenticité du code s’exécutant sur l’appareil pour interdire toute modification.

Plus couramment, de nombreuses licences libres contraignent à une mention explicite de l’utilisation du code libre dans le produit. À cet égard, nous pouvons, par exemple, constater la présence de dizaines de logiciels libres dans le code logiciel des véhicules équipés de panneaux de contrôle intelligents (smart dashboards), via les menus d’aide.

4. Panorama de licences libre: un sujet complexe

La connaissance des droits et devoirs associés à l’utilisation d’un logiciel libre présente une complexité similaire à celle de la lecture des contrats de licences souvent fournis lors de l’achat d’un logiciel. Dans cette section, nous aborderons différentes problématiques essentielles à garder en tête, tant lors de la conception de logiciels libres, du choix des licences, que de leur utilisation.

Source: https://www.pexels.com/photo/code-projected-over-woman-3861969/

La licence comme texte au pouvoir absolu

Une erreur souvent commise par les programmeur·euse·s est de supposer que la loi et le texte de la licence sont l’unique source de décision juridique, qui vérifierait telle une machine l’application de chaque article de la licence.

En pratique, d’une part, l’intention démontrée par les auteur·rice·s du logiciel au moment de la distribution d’un logiciel sous une licence donnée est un critère légal important. Les tribunaux peuvent interpréter  – en particulier en cas de doute – les licences dans ce contexte : on citera, par exemple, concernant le Québec, cette analyse publiée sur le site de la Canadian Bar Association « la règle énoncée à l’article 1425 C.c.Q. en matière d’interprétation du contrat fait primer l’intention véritable des parties sur celle déclarée au contrat », qui spécifie quand le contrat est suivi “à la lettre” et quand il est sujet à interprétation. 

D’autre part, les termes d’une licence existent toujours dans un cadre juridique précis et défini – la même licence ne s’applique pas de la même manière dans tous les pays du monde. Si une licence comporte une clause incompatible avec la législation d’un pays donné, en cas de litige dans ce pays, sa législation prévaudra toujours, ce qui peut avoir des conséquences parfois surprenantes.

Une terra-semi-incognita

La question de l’application du droit d’auteur au code logiciel est un sujet qui, en raison de l’existence relativement récente (environ 70 ans) des codes logiciels distribués, continue de soulever des questions juridiques nécessitant des éclaircissements pouvant être actés soit par législation, soit par jurisprudence.

Par exemple, un résultat majeur des dernières années est le procès américain Google v. Oracle. Pour son système Android, Google utilise l’interface de programmation Java. En quelques mots, l’interface de programmation consiste d’une liste des noms et mots utilisés par les créateur·rice·s d’une bibliothèque logicielle, qui sont partagés avec les utilisateur·rice·s de cette bibliothèque pour qu’ils et elles puissent s’en servir.


Dans le vénérable langage de programmation BASIC, le nom “PRINT” était le nom de la fonction utilisée pour afficher du texte, et le nom “CLS” était le nom de la fonction utilisée pour effacer l’écran ; il s’agit d’une partie de l’interface de programmation du langage.

L’interface est donc simplement cette liste de noms: “PRINT” et “CLS” – ainsi que bien d’autres.

La deuxième partie importante d’un langage est son implémentation. L’implémentation désigne les opérations qui seront appliquées par le langage de programmation lorsqu’un·e programmeur·rice utilisera des fonctions comme “PRINT” ou “CLS”.

Par exemple, cela peut inclure la transmission au système d’exploitation du texte à afficher: PRINT: interface

<instructions pour le CPU contenues dans PRINT>: implémentation

 

Dans le cas de Java, l’interface (c’est-à-dire la liste de noms utilisés par Java) a été recopiée telle quelle. L’implémentation a en revanche été réécrite par Google en majeure partie, à l’exception de fonctionnalités dites “triviales”. Car c’est dans l’implémentation que se situe principalement le travail de réflexion logique des programmeur·euse·s. L’interface, dans ce cas-ci, est uniquement utilisée à des fins de communication entre les programmeur·euse·s qui développent le langage de programmation Java lui-même tel qu’implémenté dans Android, et les programmeur·euse·s qui utilisent le langage Java pour réaliser des applications Android (comme Angry Birds).

Oracle, détenteur des droits d’auteurs sur Java, a jugé que la copie de l’intégralité de l’interface de Java était une infraction à ses droits d’auteurs.

La justice américaine en a décidé – en appel – autrement.

Ce procès, assez médiatisé dans la communauté informatique, a  donc établi que l’interface de programmation – c’est-à-dire les noms et fonctionnalités utilisés par les développeur·euse·s – n’est pas protégeable par le droit d’auteur, ce qui a d’importantes répercussions sur le développement de logiciels, y compris les logiciels libres. La supposition qui était faite jusqu’à présent était que l’API était protégée par droit d’auteur, et donc qu’une interface de programmation, par exemple sous licence GPL, ne pouvait pas être copiée dans une interface de programmation sous licence moins restrictive, telle que MIT ou BSD, ou bien même par des outils sous licence propriétaire. 

Il s’agit donc d’une victoire pour l’interopérabilité ; les répercussions sur le monde du logiciel libre sont encore à voir.

Dans le cas des arts numériques, cela pourrait notamment avoir un impact sur des interfaces de programmation  propriétaires ou bien au statut flou, telles que l’API VST2 de Steinberg, utilisée pour les plugiciels audio, ou bien l’API NDI® utilisée dans de nombreux outils d’arts médiatiques.

La notion de licence dans un univers législatif varié ?

Les entités juridiques telles que pays, provinces, sont munies de compétences régaliennes diverses et variées, qui doivent s’accorder avec les directives et accords internationaux tels que les directives sur le droit d’auteur. Par exemple, au Canada, c’est la Loi sur le droit d’auteur qui transpose ces directives internationales dans le cadre légal du pays. 

Certaines notions juridiques n’existent pas dans tous les pays. Par exemple, la notion d’œuvre dans le domaine public n’existe pas nécessairement dans tous les pays : elle existe aux États-Unis, mais pas en Allemagne. Si une licence n’est pas valide, la supposition par défaut est que le régime du droit d’auteur “basique”, qui réserve en général tous les droits pour l’auteur·rice de l’œuvre de l’esprit, s’applique. Ce qui fait que certaines licences de logiciel, telles que l’Unlicense, pour laquelle l’auteur·rice pense libérer tous les droits, ont le potentiel de rendre l’outil non-libre dans certaines juridictions ; une recommandation est d’utiliser une licence adaptée pour ces juridictions : comme Creative Commons CC0, qui mentionne explicitement la libération de tous les droits possibles.

Une autre subtilité est que certains droits sont inaliénables ou non selon les pays: en France, une partie du droit d’auteur (de son nom, de sa qualité et de son oeuvre) est perpétuel, inaliénable et imprescriptible. Dans d’autres juridictions, il est possible pour un·e auteur·rice de céder entièrement ses droits sur une œuvre. Cela affecte aussi la validité des licences – tant libres que propriétaires!

Pour remédier à ces problèmes, certaines licences ont été “traduites” pour fonctionner dans des cadres juridiques distincts. Par exemple, la licence GPL, un classique en logiciel libre et rédigée dans le cadre juridique états-unien, a été traduite en droit français pour la licence CeCILL. Il s’agit d’un échec retentissant à l’heure où les programmeur·euse·s partagent leur code au travers des pays, et refusent d’utiliser un logiciel dont la licence ne serait pas en anglais.

Licences et marques

Une autre subtilité à laquelle les auteur·rice·s de logiciels ne pensent pas toujours, est la protection qu’ils et elles souhaitent apporter à leur marque, qui est entièrement dissociée de la licence du code logiciel. 

Un cas fameux est celui du navigateur Firefox, et de son utilisation dans le système d’exploitation Debian. 

Le système d’exploitation Debian GNU/Linux offre une version légèrement modifiée de Firefox. Bien que Firefox soit un logiciel entièrement libre, pendant des années, l’utilisation du nom Firefox a été litigieuse entre Debian et Mozilla en raison des modifications apportées, pour lesquelles certain·e·s contributeur·rice·s de Mozilla pensaient qu’elles nuisaient à l’image de marque de Mozilla Firefox. Debian a donc renommé sa version modifiée du navigateur en Iceweasel. 

En général, il existe une acceptation implicite de l’utilisation de la trademark lors de la création d’une version alternative d’un logiciel libre (création d’un “fork” en anglais), mais ce point est rarement couvert par les licences logicielles qui se concentrent plutôt sur la réutilisation du code et les droits rattachés lors de la redistribution.

5.Des modèles économiques basés sur le libre

Contrairement à une idée reçue, le logiciel libre ne s’oppose pas à la réussite commerciale. De nombreuses entreprises ont bâti des modèles économiques viables et prospères autour du logiciel libre, démontrant ainsi qu’il est possible de concilier des valeurs éthiques et la réussite financière. Des géants de l’industrie, tels que IBM/Red Hat, une entreprise valorisée à plusieurs milliards de dollars et spécialisée dans les services autour du système d’exploitation Linux, ou bien Elastic, une entreprise offrant des solutions de recherche et d’analyse basées sur le logiciel libre Elasticsearch, prouvent que le libre est un moteur de croissance et d’innovation inexorable.

Source: https://www.pexels.com/photo/two-women-looking-at-the-code-at-laptop-1181263/

Le modèle de la double licence

Le modèle de double licence est une stratégie commerciale où un logiciel est distribué sous deux licences distinctes : une licence libre, telle que la GPL, et une licence propriétaire. Ce modèle permet à l’auteur·rice du logiciel de commercialiser une version propriétaire tout en bénéficiant de la communauté open source pour le développement et l’amélioration de la version libre. Cette approche est avantageuse car elle crée une source de revenus grâce à la version propriétaire, tout en garantissant la maintenance active de la version libre, puisque les nouvelles fonctionnalités et corrections de bugs sont souvent issues des modifications apportées à cette dernière. L’utilisateur·rice a ainsi le choix d’utiliser le logiciel libre, pouvant l’exécuter, l’examiner, le modifier et le partager librement, ou d’acheter le logiciel propriétaire pour un usage commercial ou encore pour bénéficier d’un support additionnel.

Par exemple: https://cerebralab.com/Dual_licensing_GPL_for_fame_and_profit

Dans les arts numériques, on citera Andrew Belt, auteur du synthétiseur VCV Rack:

We (https://vcvrack.com/) do this and it works great for us and our users. Wouldn’t give up the licensing scheme for the world. We’ll soon release a proprietary fork (Rack for DAWs) of our GPLv3 software (Rack) as a new funding source. It’s the perfect funding scheme and has no major disadvantages. The author makes profit from a fork of the software, which requires/causes the GPL version to be actively maintained (since new functionality and bug fixes of the proprietary fork often derive from modifications of the GPL software). And the user has a choice of using the open-source/free software, which they can freely run, review, modify, and share, or purchase the proprietary software. By Economics 101 theory, a “trade” is always mutually beneficial if the user’s intrinsic value of the software is greater than the purchase price.

L’importance d’un CLA

Cette citation d’Andrew Belt est suivie par une mention d’un CLA: 

As mentioned by others, we can’t accept patches to our GPL software without a contributor license agreement (such as a paid contractor position), so make sure you’re aware of this before choosing the dual-GPL/proprietary scheme for your own software. This isn’t a big concern for us because in my personal experience, a patch that actually saves me time in the long run is very rare (See Quality section of https://github.com/VCVRack/Rack/blob/v1/.github/CONTRIBUTING…. You get what you pay for.) But I’m perfectly fine with doing everything myself or through hired work.

 

Qu’est-ce donc qu’un CLA ? Un CLA, ou Contributor License Agreement, est un accord de licence qui régit les modalités de contribution à un projet libre. Il s’agit d’un contrat légal entre le développeur·euse d’un projet logiciel et les contributeur·euse·s externes qui fournissent du code ou d’autres contributions. Le CLA définit les droits et responsabilités de chaque partie en ce qui concerne la propriété intellectuelle des contributions. Il vise à protéger le projet et à s’assurer que les contributions peuvent être utilisées légalement et en accord avec la licence du projet ; très souvent, il consiste en un assignation des droits d’auteur du code contribué par un développeur·euse externe, à l’entité principale gérant le projet libre.

Dans le contexte du logiciel libre, le CLA est particulièrement important, car il permet au projet de maintenir la cohérence de sa licence et de gérer les droits d’auteur des contributions. Il peut également spécifier les conditions de contribution, telles que l’attribution de la paternité de l’auteur·rice et la garantie que le code est exempt de droits de tiers. Cela permet de s’assurer que toutes les contributions sont compatibles avec la licence du projet et peuvent être intégrées en toute sécurité. Bien que certains contributeur·rice·s puissent considérer le CLA comme une barrière à la participation, il est essentiel pour protéger les intérêts du projet et de ses utilisateur·rice·s à long terme.

Le modèle de la licence évolutive

Un autre modèle existe: celui du logiciel propriétaire, qui devient automatiquement libre à partir d’un certain temps. Par exemple, les versions de support à long terme du cadriciel Qt, utilisé dans de nombreux outils libres tels que LMMS, Krita, ossia score d’autres, suivent ce modèle. Un autre exemple simple est celui de la licence utilisée par SimpleBLE, une bibliothèque utilisée pour la communication avec les périphériques Bluetooth:


Since January 20th 2025, SimpleBLE is now available under the Business Source License 1.1 (BUSL-1.1). This means that the project is now free to use for non-commercial purposes, but requires a commercial license for commercial use. Each version of SimpleBLE will convert to the GNU General Public License version 3 after four years of its initial release.

Le modèle du service

Le modèle de l’offre de service, et plus particulièrement le conseil, représente une stratégie commerciale viable et pérenne pour une entreprise impliquée dans le logiciel libre. En effet, l’expertise technique approfondie et la connaissance pointue des projets libres, souvent acquises par une participation active à la communauté open source, permettent d’offrir des services de conseil de haute qualité. Ces services peuvent inclure l’adaptation de logiciels libres à des besoins spécifiques, l’optimisation de performances, la formation ou encore le support technique. Cette approche permet non seulement de générer des revenus, mais aussi de contribuer activement au développement et à l’amélioration des logiciels libres, créant ainsi un cercle vertueux bénéfique à l’ensemble de l’écosystème. Par exemple, de nombreuses sociétés contribuent à GStreamer – Collabora, Igalia, Fluendo, RidgeRun…

Notre offre de service à la SAT est spécialisée dans le logiciel libre pour les arts médiatiques, tant dans l’accompagnement pour son utilisation, que dans son adaptation à des cas d’usages précis.

Conclusion

Les logiciels libres offrent de nombreuses opportunités pour les artistes numériques. Comprendre les licences, les modèles économiques et les malentendus courants est essentiel pour naviguer dans cet écosystème. En encourageant l’adoption des logiciels libres dans le secteur artistique, nous favorisons à la SAT l’innovation, la collaboration et l’accès à la culture pour tous·tes et de manière durable. 

Il est d’autant plus important de s’informer que le cadre évolue en permanence, notamment en raison de la fulgurante évolution des développements technologiques, qui précède bien souvent les acquis juridiques. Entre autres, les nombreuses et épineuses questions relatives à la propriété intellectuelle dans le cadre des désormais ubiquitaires modèles d’intelligence artificielle n’a pas encore fait l’objet de jurisprudences majeures. En tant que société, il nous reste encore à définir la signification et le cadre légal précis d’une licence libre pour les modèles d‘IA, car les licences de logiciel préexistantes ne sont pas nécessairement adaptées à ce nouvel “objet” numérique, qui floute les frontières entre procédés et données.

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