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L’espace, le vide, et les qubits : une conversation avec France Jobin

Comment fait-on dialoguer un modulaire analogique avec les principes de l’informatique quantique ? Que devient une œuvre sonore quand l’espace même devient un instrument instable ? Dans cette entrevue menée dans le cadre du projet Scénophonie, France Jobin nous ouvre les coulisses de sa démarche : des tâtonnements techniques à la poésie des erreurs, de la spatialisation empirique à la composition quantique. On y découvre une artiste qui cultive l’inconnu avec méthode, qui joue avec l’indéterminé comme d’autres avec des notes, et qui accueille les imprévus acoustiques avec une curiosité quasi-scientifique.

À propos de l’artiste

France Jobin est une artiste audio et compositrice de films basée à Montréal. Reconnue pour ses sculptures sonores à l’esthétique minimaliste, elle tisse des environnements subtils à la frontière de l’analogique et du numérique. Présentées dans des festivals internationaux et des lieux non conventionnels, ses œuvres s’inspirent de l’architecture des espaces qu’elles habitent. Elle a publié sur des étiquettes prestigieuses telles que LINE, ROOM40, Editions Mego et ATAK. Depuis 2008, sa pratique est profondément influencée par la physique quantique, notamment à travers la série Entanglement, débutée avec Markus Heckmann. Pendant la pandémie, elle a approfondi ce dialogue entre art et science, enrichissant encore sa démarche expérimentale.

À propos de l’œuvre

The fluctuation of emptiness est une performance sonore immersive qui traduit les concepts de l’informatique quantique en textures acoustiques sensibles. À travers une synthèse modulaire analogique, France Jobin met en scène les paires de Cooper (électrons liés au cœur des ordinateurs quantiques), les erreurs aléatoires des qubits, et les fluctuations du vide. L’œuvre emprunte aux méthodes de multiplexage quantique, non seulement pour sa composition, mais aussi pour sa spatialisation : le son s’y propage de manière indéterminée, résonnant avec les propriétés dynamiques et imprévisibles du monde quantique.

En dialogue avec l’équipe de la SAT travaillant sur le projet de Scénophonie, cette entrevue a été captée à la fin d’une journée d’accompagnement dans le studio de son de la SAT où l’artiste y a exploré pour la première fois la spatialisation de The Fluctuation of Emptiness. Elle revient sur ce que signifie créer pour des espaces variables, transpose les paires de Cooper en textures sonores mouvantes et partage ses intuitions sur l’importance d’avoir — littéralement — le temps et l’espace de créer. Cette discussion, menée avec David Ledoux, chercheur-intégrateur en immersion sonore et scénophonie, et Marek Blottière, chargé de projets en recherche et développement, donne un aperçu du processus de scénophonie et des réflexions qu’il suscite sur la spatialisation sonore.


 

David Ledoux : Comment tu appelais déjà le terme en lien avec ta pièce sur les ordinateurs quantiques ? 

France Jobin : Ah oui ! C’est ce qu’on appelle les paires de Cooper. C’est en lien avec l’inspiration de la pièce, justement. Tu peux imaginer la spatialisation [sonore] comme des champs quantiques. On interagit constamment avec eux, mais on ne les perçoit pas. Ce sont des mouvements lents, complexes. Dans mon cas, j’imaginais des paires de Cooper, qui symbolisent des éléments de stabilité — c’est une notion issue de l’architecture des ordinateurs quantiques. Certains ordinateurs quantiques fonctionnent à des températures extrêmes, proches du zéro absolu, ce qui amène à stabiliser ces paires d’électrons. Malgré cette stabilité, il y a des erreurs. Les qubits se trompent. Ce qui est fascinant, c’est qu’on peut corriger ces erreurs, puisque les paires Cooper maintiennent la stabilité. Je me suis inspirée de ça pour concevoir la spatialisation : un système avec des zones très stables et d’autres plus chaotiques. Une forme de qubit multiplexing : l’information part de deux canaux, puis se disperse dans l’espace de manière imprévisible. C’est une manière d’introduire des erreurs, des accidents contrôlés, qui donnent vie au tout.

Marek Blottière : Peux-tu nous parler de ton processus de création pour cette œuvre, qui s’inspire du quantique pour travailler la spatialisation sonore, en lien avec ce que vous avez fait aujourd’hui ?

France Jobin : Quand je suis arrivée ici, j’avais déjà bien avancé la pièce chez moi, en stéréo. Mais travailler dans un studio comme celui-ci, c’est une toute autre expérience. On est plus simplement en train de “finir” une œuvre — on la redécouvre. Ça fait quand même un bout de temps que je travaille sur ce projet-là et il y a une chose de travailler chez moi dans mon studio en stéréo, en essayant d’imaginer ce que je pense faire. Et puis j’arrive ici et au départ, on s’installe pour faire ce que je pense faire au fur et à mesure que la journée avance, on discute, on trouve des solutions, David [scénophoniste à la SAT] m’a proposé un paquet de trucs qui peuvent aider à mieux communiquer la vision que j’ai pour [mon oeuvre].  Par exemple, on a trouvé une manière vraiment intéressante de spatialiser le modulaire. Parce que dans ma pièce, je gère deux spatialisation en parallèle : celle du soundscape, et celle de mon synthé modulaire. Ce matin, on a fait une spatialisation très simple : chaque soundscape est assigné à son groupe d’enceintes. J’avais dit à David : “Pas question de faire de la spatialisation timbrale.” Ça ne me parlait pas, je voulais quelque chose de plus direct. Mais en après-midi, David est revenu avec l’idée. Il m’a réexpliqué, et j’ai fini par dire : “Ok, testons pour voir.” Et là, tout a changé. Les soundscapes tenaient dans l’espace, ils respiraient. Avant, c’était très frontal — en bon québécois, “dans ta face”. Avec la spatialisation timbrale, c’est devenu beaucoup plus subtil. Il se passait des choses dans les médiums, dans les basses… exactement ce que je cherchais sans le savoir. C’est ça que j’aime avec ce studio de son : je peux partir avec une idée arrêtée le matin, puis l’après-midi, on teste autre chose, et ça ouvre une nouvelle perspective. Et avec David, c’est précieux – il est vraiment à l’écoute du concept derrière la pièce. Il propose, il suggère… et parfois, ça change tout.

Marek Blottière : Et à quel moment c’est le plus pertinent pour toi d’intégrer un espace comme celui-ci dans ton processus ? Est-ce que ça aurait été trop tôt de venir dès le début de la création ?

France Jobin : Je pense que ça dépend beaucoup de l’artiste. Certains créent en même temps qu’ils spatialisent — c’est leur méthode. Moi, c’est pas mon cas. J’ai besoin d’avoir une structure solide avant d’entrer dans l’espace. Pour moi, l’espace, c’est un instrument, comme une caisse de résonance de guitare. Tu ne peux pas composer pour un instrument que tu n’as jamais entendu. Donc je viens ici quand j’ai environ 80 % de la pièce montée. Les 20 % restants, c’est ce qui va bouger en fonction de l’espace. Parce qu’un espace, ça parle selon comment il est construit. Est-ce que les murs sont en ciment ou en bois ? Quelle est la hauteur du plafond ? Est-ce que la salle est carrée ? Chaque détail influe sur la manière dont le son réagit. Il faut apprendre à “habiter” un espace pour le faire sonner.

Marek Blottière : Et en ce moment, tu es dans une phase où tu passes de ton studio maison à ici, puis bientôt à Sporobole [pour une représentation qui a eu lieu le 6 septembre 2025]. L’idée de ce studio de son et de ce projet de recherche sur la Scénophonie, c’est justement de pouvoir adresser la question de l’adaptation d’une œuvre à plusieurs salles et espaces. Est-ce que tu as l’impression que ce que vous avez fait rend ta pièce plus facilement adaptable ?

France Jobin : Complètement. À la maison, personne n’a 16 enceintes dans son salon. On travaille en stéréo, c’est normal. Mais ici, on peut préconfigurer la spatialisation selon l’architecture d’une autre salle. Par exemple, je prends le speaker setup de Sporobole, je le charge dans SpatGRIS, je fais rouler ma session, et je vois déjà comment le son va se comporter là-bas. Une fois sur place, je n’ai qu’à ajuster les détails. C’est un gain de temps énorme. Et puis je sais déjà que cette pièce sera présentée dans d’autres lieux, peut-être même dans le Dôme de la SAT en 2026. Donc le fait de valider la spatialisation ici me donne une longueur d’avance. Je n’aurai plus qu’à me concentrer sur la disposition des sons dans l’espace, pas sur la technique.

Marek Blottière : Est-ce que le fait d’avoir cette base technique de prête, avant d’entrer dans un nouvel espace, diminue le stress lié au changement de salle ?

France Jobin : Totalement. Je vais te donner un exemple. La première fois que je suis venue à la SAT, je ne connaissais rien à [la spatialisation et ses outils] et j’allais jouer une pièce dans le dôme [et ses 96 haut-parleurs] qui n’était pas prêt ! Je n’avais jamais touché à SpatGRIS. J’ai donc commencé à me former avec l’aide de David Ledoux, dans un petit bureau, avec un moniteur. C’était pas prévu, mais si j’étais entrée dans le dôme sans comprendre le logiciel, j’aurais été submergée par la technique. Là, j’ai pu apprendre à mon rythme. Aujourd’hui, c’est complètement différent. J’ai l’expérience. On entre tout de suite dans la création. Ce studio est devenu un passage obligé, une sorte d’étape intermédiaire où on peut valider la technique avant de partir en tournée. C’est ce qui me permet ensuite de me concentrer pleinement sur l’artistique.

Marek Blottière : Cette-fois ci, ça ne sera pas dans le dôme, mais plutôt à Sporobole, est-ce que tu as pu tester ta pièce dans la configuration virtuelle de la salle là-bas ?

France Jobin : Pas encore, non. 

David Ledoux : En fait, tant qu’on n’est pas physiquement dans la salle, ce qu’on peut faire ici, c’est travailler à rendre la pièce adaptable à n’importe quelle configuration. C’est un enjeu central dans ce projet – et une expertise que l’on développe à la SAT pour accompagner les artistes et les espaces de diffusion pour l’intégration immersive du son : du côté de l’artiste, il s’agit de créer une œuvre qui pourra s’ajuster rapidement à chaque nouveau lieu, dans l’espace d’un simple soundcheck. L’artiste veut présenter sa pièce, pas devoir la réinventer à chaque fois. Inversement, pour les salles, la constance, c’est l’espace. Elles accueillent une diversité d’artistes, chacun avec ses besoins. Donc comment préparer les techniciens à recevoir trois ou quatre œuvres très différentes dans un même lieu ? Ça implique de construire des systèmes qui peuvent intégrer rapidement les intentions scénophoniques de chacun. Et pour y arriver, il faut créer une passerelle : des gens capables de comprendre les langages des deux côtés – artistes et techniciens – pour fluidifier la préparation, traduire les besoins, éviter les malentendus. Ce qu’on apprend ici avec France, on le documente et on le transmet au technicien de Sporobole, qui sera en charge de la technique sur place. C’est un véritable partage de savoirs.

France Jobin : Et c’est là où cette résidence est vraiment unique. On est trois artistes très différentes : moi avec mon laptop et mon modulaire, Erin Gee avec du biofeedback, et Jessica [Moss] avec violon et pédales. Il y a de fortes chances que chacune de nous ait envie d’une configuration spatiale différente. Mais on n’a qu’une seule salle, avec une disposition de haut-parleurs unique. Il va falloir trouver un compromis, un dispositif qui convienne aux trois. Il y aura des avantages, des inconvénients, mais c’est correct — ce n’est pas une résidence en solo. Et ce qui est excitant pour moi, c’est justement ce flou. Comme en physique quantique : c’est indéterminé jusqu’à ce qu’on observe. On ne saura pas ce qui fonctionne tant qu’on ne sera pas là-bas. Et j’adore ça.

Marek Blottière : C’est aussi pour ça qu’on aime collaborer avec toi. Cette ouverture, cette liberté créative, c’est précieux.

France Jobin : Merci et aujourd’hui, je suis bluffée par ce qu’on a réussi à faire. À un moment, Pia [Baltazar, curatrice de l’événement à Sporobole] est intervenue pour m’aider à obtenir une spatialisation aléatoire dans Max. On a tout essayé : différents modules, ça ne fonctionnait pas. On parlait, on testait, puis j’ai eu une idée : “Et si on le dupliquait ?” David m’a regardée : “Mais oui !” On a routé les signaux différemment, sur deux canaux stéréo, et inversé la configuration dans le plugin. Résultat : une spatialisation aléatoire, dynamique, qui remplit tout l’espace. Ce genre de solution ne peut émerger que dans un lieu comme celui-ci, où on est ensemble, en train de chercher, d’écouter, d’expérimenter. L’échange avec David, en tant que scénophoniste, joue un rôle essentiel. Il écoute, il absorbe. Et puis, d’un coup, il te propose trois possibilités que tu n’avais même pas envisagées. Je n’ai pas ses connaissances techniques, mais elles me permettent de mieux faire entendre ce que j’ai dans la tête. C’est ça le vrai défi : traduire une vision sonore intérieure en une expérience immersive concrète. Cette résidence me permet justement d’approcher ça de plus en plus fidèlement. Et demain, j’ai encore une journée complète devant moi… C’est inestimable. Tu vois, ce soir je vais rentrer chez moi, je vais réfléchir à tout ça… Je trouve que ces moments de pause sont essentiels. 

Marek Blottière : Est-ce qu’une nuit te suffit ? Ça serait quoi l’idéal pour toi ? Est-ce qu’on aurait plutôt intérêt à espacer les journées de résidence pour laisser le temps de digérer, ou au contraire à les enchaîner ? Je sais que l’agenda joue aussi beaucoup…

France Jobin : Une nuit de réflexion, pour moi, ça suffit dans ce contexte – parce que je ne présente pas cette pièce ici même. Ici, je me concentre sur la technique : ajuster les niveaux, faire en sorte que les soundscapes soient bien distribués entre les auxiliaires, vérifier que tout est équilibré. Aujourd’hui, on a bien avancé sur ça. Demain, ce sera peaufinage : faire en sorte que chaque détail tombe juste, que la spatialisation dans les auxiliaires soit parfaitement audible. Le niveau de précision est important. Et avoir ce moment de recul entre les deux journées va clairement m’aider à affiner.

David Ledoux : L’idée, à terme, c’est que ta session soit prête à l’emploi pour un soundcheck. Tu arrives à Sporobole, tu branches, tu écoutes : ça sort tout de suite, ou presque. Il faudrait juste qu’on puisse installer à l’avance le pilote de l’interface auxiliaire locale, choisir le speaker setup adapté… et tu pourrais lancer directement ta pièce. Les paramètres seraient déjà prêts, il ne resterait plus qu’à ajuster en fonction de l’espace.

France Jobin : Oui, et je peux déjà anticiper : la salle à Sporobole, c’est facilement six fois plus grand que ce studio. Le plafond est beaucoup plus haut, les planchers sont en bois – ça craque – alors qu’ici c’est plus intime. Je sais déjà que la résonance va complètement changer. Et tout dépendra de la configuration des enceintes, c’est vraiment ça qui va déterminer la manière dont la pièce vivra. Mais je peux dire ça parce que j’ai l’expérience de différents lieux. Si t’as jamais vécu ça, comment peux-tu même l’imaginer ? Pour moi, l’espace est un instrument. Tu ne peux pas arriver avec une pièce toute faite et la déposer, comme ça. C’est inconcevable. Chaque salle a ses matériaux, ses dimensions, son acoustique. Jouer à la SAT ou ici, ce n’est pas du tout la même chose. Il faut composer avec l’architecture.

Marek Blottière : Parlant d’espace, on vient à peine de finaliser ce studio de son et on a encore beaucoup à faire pour le rendre vraiment accueillant et optimal. Qu’est-ce qui t’aurait manqué aujourd’hui ? Quelque chose que tu aurais aimé avoir ?

France Jobin : Franchement, je n’ai rien à redire. C’est un tout nouveau lieu, certes, mais l’accompagnement est très structuré – David a de l’expérience avec ce type de résidence, et ça se sent. Tout s’est passé au-delà de mes attentes. Si je devais présenter ma pièce à Sporobole ce soir, je serais déjà satisfaite. Demain, ce sera du peaufinage. Je vais me concentrer sur la partie modulaire, tester ce que je veux faire avec, voir ce qui fonctionne dans l’espace, et affiner pour aller plus loin au niveau artistique.

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